Ce 27 novembre, j’ai (re)vécu une expérience unique. Mais ce n’était pas dans une salle de concert pour une fois.
Pour le directeur des cinémas Gaumont de Toulouse et son agglomération : « La salle de cinéma est le temple du film et doit le rester ».
C’est dans une salle unique de son complexe, conjuguant Dolby Atmos pour le son et Dolby Vision pour l’image (1), qu’était projeté The Doors Live At The Hollywood Bowl 1968 : un concert légendaire, intense, culte, le seul concert du groupé jamais filmé en intégralité, le cinéaste Paul Ferrara étant directeur de la photographie.
L’image est superbe, léchée comme celle d’un tableau peint à la tempera à l’œuf.
Pour les 50 ans de ce show légendaire, le producteur des Doors, Bruce Botnick, responsable de l’enregistrement original, a supervisé sa restauration, « pour offrir au public un moment hors du temps, comme si nous y étions ».
Nous sommes donc revenus le 5 juillet 1968, en Californie, les Doors donnent l’un des premiers concerts dans un stade de l’Histoire du rock, au Hollywood Bowl (2).
Et mon voisin dit à la jolie dame blonde allongée à côté de lui : « imagine que nous venons de faire l’amour au clair de lune sur la plage de Venice et que la main dans la main, nous allons écouter les Doors, la grande attraction du moment ».
L’ambiance est donnée…
Dès les premières notes, je réalise à nouveau que les Doors, musicalement à part parmi les formations de l’époque (basse, batterie, guitare), c’était un son original : à savoir celui d’un piano électrique Fender gris à 32 notes surmontant un Vox Continental -un des premiers pianos entièrement transistorisé-, la main gauche de Manzarek faisant office de basse ; d’une batteur fine et jazzy, même dans les moments de délire,John Densmore assurant de belle façon et suivant ses leaders ; et d’une voix puissante de baryton basse, Morrison parfaitement juste et en place, même dans sa défonce.
Le son est impressionnant pour l’époque, avec une montagne de hauts parleurs JBL (si je ne me trompe), un système HI-FI géant.
Et je me rends compte, une fois de plus, que si Ray Manzarek était un excellent clavier, « tenant la boutique », comme disent les musiciens, Robby Krieger était un piètre guitariste (surtout quand on a vu Jimi Hendrix ou Pete Townshend !), jouant parfois même faux et semblant peu concerné. Je réalise aussi ce soir l’évidente frustration qu’infligeait ce guitariste souvent limité et maladroit à un Morrison totalement engagé dans son parti pris artistique où il expérimentait sur lui-même des paradis artificiels : d’où certains regards furieux (la seule chose que je lui reconnais c’est qu’il apportait une note exotique avec ses envolées hispanisante).
Véritable « bête de scène », Morrison avait déjà focalisé la critique, en embarquant ses partenaires dans son délire shamanique, avec Rimbaud ou Baudelaire comme référence, et les rocks-critics en avaient fait un peu trop vite le nouveau grand poète du XXème siècle ; son œuvre pétrie de références littéraires « classiques » et souvent fulgurante, se révélera à la longue modeste en quantité, même si ce fut pour moi une découverte inoubliable.
Mais les jeux de scène qu’il a développés resteront dans l’imaginaire collectif, dont celui du « Roi Lézard », ondulant sur le sol et la bouche grande ouverte prête à mordre, comme sur la pochette d’un des plus grands disques de l’Histoire du Rock, Absolutely Live.
Même si ce n’est certainement pas le meilleur concert qu’ils aient donnés, Morrison visiblement très alcoolisé, moins dynamique que d’habitude, est toujours aussi charismatique que dans mon souvenir, quelques mois plus tard, à la Roundhouse de Londres, où j’ai eu la grande chance d’être présent en septembre 1968.
Avec le recul, il faut imaginer le scandale qu’a suscité à l’époque leur venue chez les puritains anglais, certaines viragos dénonçant Morrison comme le nouveau Satan, son jeu de scène étant explicitement sexuel : il invitait à la liberté dans ce domaine, et il mimait la masturbation sur scène, à une époque où c’était passible de prison.
Mais la crème des musiciens anglais, Cream justement, The Who, Traffic…, les acteurs Julie Christie et Terence Stamp, était présents !
Et Jim Morrison était plutôt en forme !
Il est entré, marchant majestueusement sur la scène, vêtu d’un costume moulant en cuir noir, d’une chemise blanche et de chaussures marron. Il était évident qu’il planait très haut et qu’il entendait bien théâtraliser son show. Julian Beck, le metteur en scène du Living Théâter, lui avait appris à psalmodier ses poèmes en de longues incantations coupées de pauses prégnantes, avant de lancer son fameux « cri primal ».
Cet homme avait une grande culture. J’avais remarqué les nombreuses références littéraires, comme Bertolt Brecht, dans Alabama Song ; et bien sûr, comme toute le monde, dans The End, les fameuses phrases « father, yes son, i wanna kill you », et « mother, I want to fuck you », inspirées par l’Œdipe de la tragédie grecque, prononcées les yeux fermés, dans la semi obscurité. À l’époque, cela passait pour un véritable blasphème !
Il prêchait aussi une révolte contre l’Establishment de l’époque, le pouvoir politique, l’armée en particulier, son père en étant un membre très actif : dans Unknown soldier, il mimait son exécution par fusillade. Intellectuel engagé dans le mouvement du protest song, en particulier contre la guerre du Viêt Nam (mais ne se revendiquant toutefois d’aucune mouvement politique), dans Five to one, il encourageait son public à refuser de la faire et à se révolter. « Quelle connerie, la guerre ! » disait-il comme Prévert.
Son pays le lui fera payer très cher avec arrestations et procès à répétition, essayant de l’asphyxier financièrement et judiciairement, ce qui, outre ses excès de toutes sortes, précipitera sa chute.
Le culte que lui ont voué ses fans a éclipsé cependant sa poésie que Jim lui-même a considérait comme sa principale activité. Et qu’il aurait voulu continuer à Paris, la ville de ses poètes de cœur (je me prends à rêver de ce qu’il aurait pu écrire encore, s’il avait vécu un peu plus longtemps…). Pour finir malheureusement au Père Lachaise, à côté de certains d’entre eux certes, mais livré en pâture à l’idolâtrie débridée, dégoulinant sur les tombes et les allées alentours (3).
La dernière fois que j’ai voulu lui porter une rose rouge, j’ai même vu des militaires (russes ?) en uniformes bleus marine, soigneusement alignés entre deux mausolées, imbibés de bière et de vodka, se faire « tailler des pipes » par d’accortes demoiselles, en beuglant « Come on, baby, light my fire (Viens, bébé, allumer mon feu) », un tube gentillet, qui n’est même pas de lui, mais de… Krieger !!!
Ce jour-là, j’ai continué ma promenade directement jusqu’au Mur des Fédérés où j’ai déposé mes deux roses rouges et où j’ai fredonné le Temps des Cerises pour Louise Michel et de Jean-Baptiste Clément.
Ce soir, grâce au cinéma, le mythe de l’artiste Morrison est toujours formidablement vivant, pour les « vieux de la vieille » comme moi et pour ceux qui n’ont pas eu la chance de le voir sur scène.
Et cette projection a des échos étonnants : Jim Morrison, étudiant au Département de Cinéma à l’UCLA (Université de Californie à Los Angeles) a écrit de nombreuses lignes à ce sujet dans Seigneurs et Nouvelles Créatures.
Dans cette salle luxueuse, certaines citations me sont revenues en mémoire : »Le cinéma ne dérive pas de la peinture, de la littérature, du théâtre, mais d’une ancienne et populaire tradition de sorcellerie. C’est la manifestation contemporaine d’une longue histoire d’ombres, un ravissement de l’image qui bouge, une croyance en la magie. Son lignage est couplé depuis sa plus lointaine origine avec les prêtres et la sorcellerie, une convocation des spectres. Avec au début, l’aide modeste du miroir et du feu, les hommes ont conjuré des sombres et secrètes visites des régions enfouies de la pensée: dans ces séances, les ombres sont des esprits qui éloignent le mal. »
Et aussi, « le cinéma est le plus totalitaire des arts… Le corps n’existe que pour les yeux, il devient une tige sèche qui porte ces deux joyaux mous et insatiables »… « la pellicule confère une espèce de fausse éternité »…. (4).
Et surtout : « Il viendra le temps où nous aurons besoin d’un théâtre météo afin de nous remettre en mémoire la sensation de la pluie ».
Ce soir-là, en retrouvant la vraie vie sur les pavés mouillés de la Place Wilson, la pluie était douce sur les souvenirs de ma jeunesse.
Jim Morrison a bouleversé ma vie comme celle de milliers de jeunes gens de ma génération.
Comme d’autres grands artistes de cette époque, qui ont même payé de leur vie pour certains le détournement des médias, à une époque où celui-ci devenait la chasse gardée d’une politique autoritaire, il s’est avancé, nu et terriblement vulnérable, sur les tréteaux de la place publique.
Outre le plaisir qu’ils nous ont prodigué, ces Poètes du Rock nous ont appris que l’on est toujours perdant lorsque l’on renonce à ses convictions et à ses principes, en particulier les Droits de l’Homme et du Citoyen.
Et que « la Musique est notre meilleure amie. Jusqu’à la fin » !
So long, Mister Mojo rising (5). Et thank you.
J’espère que tu as trouvé un festin d’amis plus près du soleil.
Pour en savoir plus :
1) La salle Atmos est équipée de quelque 80 hauts parleurs situés autant sur les côtés que face et au-dessus du spectateur. Le son se déplace avec une précision telle qu’il participe largement à l’ambiance même de la scène qu’il sous-tend. L’immersion sonore est totale. À souligner également que la bande sonore est d’une rare précision dans les dialogues, sujet particulièrement sensible aujourd’hui au cinéma. L’ampleur de la bande passante laisse s’exprimer les graves les plus profonds comme les aigus les plus vertigineux. Quant à la dynamique, c’est tout un spectre d’émotions sonores allant du murmure à l’explosion tellurique.
Côté Vision, exit l’ampoule au xénon, voici la projection double laser. Résultat : deux fois plus de luminosité, un rapport de contraste 500 fois supérieur à une projection classique, des noirs d’une intensité époustouflante et une gamme de couleurs beaucoup plus large qui interpelle évidemment les cinéastes d’animation.
Enfin, et ce n’est pas rien, une 3D extraordinaire grâce à la double projection, sur un écran de plus de 20 m de large, qui permet une image pour l’œil gauche et une pour l’œil droit sans pour autant utiliser de roue chromatique occasionnant parfois dans la 3D classique des flashs et des scintillements.
327 fauteuils « Recliner » haut de gamme vous attendent. Ils sont inclinables (dos et jambes), espacés de deux mètres par rangées avec double accoudoir. La vision est parfaite où que vous vous trouvez. L’élégance paraît austère, mais elle rend l’expérience immersive, puissante et mémorable.
2) Le Hollywood Bowl est un théâtre moderne d’une capacité de 17 376 places accueillant des spectacles de plein air sur les hauteurs d’Hollywood: c’est le plus grand théâtre naturel des Etats-Unis. Situé dans le prolongement de Cahuenga Boulevard West, au 2301 North Highland Avenue, il est visible depuis l’aire de repos Hollywood Bowl sur Mulholland Drive. Officiellement inauguré le 11 juillet 1922, sa scène se caractérise par une coque faite d’arcs concentriques. Accueillant au départ des concerts classiques, il a aussi reçu de mémorables concerts de rock dont celui des Doors.
3) S’il y a une seule chose pour laquelle on doit remercier Madame Yoko Ono, c’est bien d’avoir fait enterrer John Lennon, dans un endroit connu d’elle seule et de ses fils.
4) Les Seigneurs : notes sur la vision (the lords : notes on vision), 1969 – Jim Morrison Christian Bourgois Editeur
5) anagramme de Jim Morrison
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