Pour ouvrir le concert du samedi 3 novembre à 20h à la Halle, c’est une création française de Zuohuang Chen, nommée Itinéraire d’une diffusion. Elle sera suivie du Concerto pour violoncelle n°2 de Dimtri Shostakovich avec pour soliste Edgar Moreau, puis de Shosta toujours, la Symphonie n°5, le tout dirigé par Tugan Sokhiev. Et bien sûr, l’Orchestre National du Capitole. Quelle affiche !
Pour la création française de Zuohuang Chen, compositeur chinois déjà rencontré à la Halle, on lira dans le journal Vivace n°3, l’entretien recueilli par Charlotte Ginot-Slacik, qui vous en apprendra davantage sur le compositeur et sur son œuvre. Dans ce même numéro, on aura lu aussi, l’entretien auprès de notre Directeur musical de l’ONCT, Tugan Sokhiev. Quant à notre jeune soliste violoncelliste, Edgar Moreau, il a été adopté illico presto par le public de la Halle qui a pu le découvrir, à 18 ans tout juste, un 9 janvier 2013, dans justement ce même concerto du compositeur russe, avec pour chef un certain Valery Gergiev : rien que ça. Ce même public est ravi de son retour en sachant qu’entre temps, on a eu droit aussi, ici même, au Concerto pour violoncelle n°1, et encore en mars 2018, à un très beau programme de musique de chambre avec David Kadouch. 23 ans et déjà un brillant début de carrière.
On vous laisse à la découverte de : Itinéraire d’une diffusion, à la Symphonie n°5, entendue il y a peu lors d’un Happy Hour, dans une exécution qui a laissé son public sans voix, déchaînant les applaudissements. Cette symphonie, créée le 21 novembre 1937 à Leningrad, est d’un abord immédiat, possédant une réelle force dramatique, idéale pour découvrir l’univers symphonique de Chostakovitch. Par contre, ces quelques lignes qui suivent, pour vous replonger dans le puissant Concerto pour violoncelle n°2.
Enfouie sous les contraintes et persécutions, l’existence de Dimitri Chostakovitch aura été entièrement fidèle à la terre russe. Malgré la terreur psychologique institutionnalisée par le régime soviétique, le dernier Géant de l’écriture symphonique laisse une œuvre considérable, universellement reconnue. Il décède en 1975 à 69 ans.
Concerto pour violoncelle et orchestre n°2, op.126
I Largo 15’
II Scherzo (Allegro) 4’
III Finale (Allegretto) 17’
Il fut achevé en avril 1966 et composé comme le N°1 pour Rostropovich à qui il est dédié. Il fut créé en septembre de la même année par le dédicataire pour un concert de gala en l’honneur des 60 ans du compositeur, gala au cours duquel il reçut le titre de Héros du travail socialiste, le premier musicien de toute l’histoire de la musique soviétique à recevoir cette distinction.
Le compositeur a écrit deux concertos pour chacun des trois instruments privilégiés de cette forme musicale, le piano, le violon et le violoncelle. Ceux pour violon et violoncelle seront directement inspirés par les virtuoses les plus accomplis du XXè siècle, David Oïstrakh et Mstislav Rostropovitch. Deux à chaque fois, il paraît difficile de parler de simple coïncidence : cette symétrie formelle fait pendant aux conceptions divergentes de la musique concertante qui s’y expriment. Ce principe s’applique tout particulièrement aux deux concertos pour violoncelle, composés à sept ans d’intervalle. De durée comparable, ils comportent chacun trois mouvements et se ressemblent également par l’importance accordée au soliste et par l’orchestration réduite. On note l’absence de trompettes et de trombones. Cependant, leurs caractéristiques essentielles sont fondamentalement différentes.
Tandis que le Concerto n°1 est écrit dans l’esprit virtuose et ludique du divertimento classique, sous un masque caricatural, satirique et grimaçant, le Concerto n°2 brille de toute cette originalité dont Chostakovitch a fait preuve dans l’immense majorité de ses œuvres. Il est dominé par un lyrisme douloureux, une forme méditative à la limite de la symphonie, un constant monologue intérieur tourmenté jusqu’à l’obsession. Sous des accents tragicomiques, une stoïque tristesse marque en filigrane ce concerto déchiré. Cette mélancolie ne se dément pas dans les moments contrastés, aux allures de scherzo, empreints d’une gaieté violente et exubérante, où se dévoile sans pudeur aucune la nature banalement animale de ses pulsions et dont le spectacle nous fait reculer en frissonnant.
Une écriture musicale aussi franchement narrative et ouvertement évocatrice ne peut qu’inciter à rechercher les motifs et les causes de la naissance d’une œuvre pareille. Comme l’affirme l’un des récents biographes de Chostakovitch, l’œuvre serait-elle un cadeau que le compositeur s’est offert à lui-même pour se dédouaner des hommages dont l’accablaient les officiels à l’occasion de son soixantième anniversaire. Pas moins de quatre médailles ou équivalents lui furent décernés. Dans son concerto, il aurait ainsi désiré brosser un autoportrait intérieur débarrassé de tout fard. Dans une parodie amère de son existence factice, il aurait voulu illustrer la tragédie d’un artiste dissimulant depuis des années des vérités intransigeantes et douloureuses sous la grimace d’un sourire de circonstance.
Cependant, on sait que Chostakovitch lui-même se méfiait – à juste titre – de toutes les explications intellectuelles ou assimilées qu’on pouvait proposer pour interpréter ses énigmes musicales. Non pas par désir de protéger à tout prix ses secrets mais parce qu’il préférait s’en remettre au langage évident de ses images musicales. Il se fiait avant tout à la capacité de ses auditeurs de comprendre sa musique sans avoir besoin d’explications, « de l’appréhender par la seule richesse des sens concrets suggérés par l’héritage romantique. »
D’une part, nous n’en savons toujours pas assez sur ses motivations et sur les intentions personnelles qu’il incorporait dans son œuvre créatrice. D’autre part, nous en avons trop appris pour prêter foi encore aux clichés héroïques élaborés qui sévissent toujours dans la patrie du compositeur, clichés de plus en plus nombreux au fur et à mesure que le musicien est de plus en plus joué aux quatre coins du monde. Dire, par exemple, de ce Concerto pour violoncelle n°2 qu’il « exprime les idées et les sentiments qui ont marqué notre époque » revient à avancer un argument qui sonne plutôt creux, bien loin d’être irréfutable.
Et pourtant, elle existe, cette œuvre vivante, cette création musicale particulière, unique en son genre, dont Benjamin Britten, ami du compositeur, disait qu’elle était un des concertos les plus importants du XXè siècle. Divisé en trois mouvements, le concerto n’obéit pourtant pas aux modèles traditionnels, car la dramaturgie de cette « partition concertante empreinte de tragédie » l’emporte dans une autre direction. Le concerto met en scène une lutte acharnée entre la partie solo et l’accompagnement orchestral, une âpre conquête de l’espace sonore, une aspiration à l’harmonie et à des moments de sérénité difficiles à faire émerger : en somme, une sorte de ballade harmonique sur le thème de la …défaite.
« Les grandes courbes de ce récit lyrique parviennent à un sommet dramatique, où le violoncelle déchire réellement l’âme. » Mstislav Rostropovitch
De Mstislav toujours : « Chostakovitch n’avait pas encore terminé son Concerto n°2 lorsqu’il me fit venir à sa datcha. Il me joua presque entièrement le concerto. J’en fus bouleversé. Quand j’eus maîtrisé parfaitement l’œuvre, Chostakovitch se trouvait en Crimée, avec son épouse, non loin de Yalta. Pour la jouer devant lui, je dus aller l’y rejoindre avec Dedioukhine. Dans un petit théâtre qui possédait un piano, je jouai donc ce n°2. J’étais tellement enthousiaste que la nuit qui suivit, j ‘allai à son hôtel et je glissai sous sa porte une lettre dithyrambique. D. C. ne me dit jamais s’il l’avait lue et je ne lui ai jamais posé la question…(…) Dans la seconde partie, il utilise une vieille chanson d’Odessa, Achetez des boublikis (craquelins), où se retrouve toute la douleur du monde…Le finale se clôt sur une trouvaille géniale : les résonances du violoncelle et des percussions se fondent pour nous emporter dans un autre monde. Cette première interprétation eut lieu le 25 septembre 1967, le jour anniversaire des 61 ans du compositeur qui y assistait, et ce, dans la grande salle du Conservatoire de Moscou. » Son fils Maxim était au pupitre et Rostropovitch, le soliste.
Le premier mouvement est un ample largo véritablement accablant de par son expressivité, s’ouvrant par quatre notes inquiétantes. Il couvre presque la moitié de la durée totale du concerto. Rude tâche pour le violoncelliste. Une introduction marquée par les discours rêveurs des cordes est interrompue par des élans péremptoires, qui aboutissent à une véritable révolution sonore au milieu du mouvement, sorte d’affrontement avec la monotonie. De secs roulements de tambour entraînent le violoncelle vers sa cadence, puis la musique retombe dans une sombre mélancolie.
A ce largo, vont s’opposer les deux mouvements suivants, qui portent l’indication d’allegretto. D’abord, un intermezzo en forme de scherzo, destiné surtout à assurer la transition. Les images s’enchaînent, pleines d’une « sordide joie de vivre », marquées par moult références ironiques à ces valses, ces polkas, ces chansons de rues où résonnent les échos du jazz des années 20. Tous ces motifs composent une pièce de caractère aussi « attrayante » que « repoussante » par son insouciance étourdie. Des fanfares de cors – utilisées comme dans la Dixième Symphonie, en signe de protestation sérieuse et personnelle, secondées par les roulements des caisses claires, balaient toute cette agitation effrénée et conduit le soliste au finale. Dans cette conclusion où l’on aurait pu s’attendre à un rondo enjoué, Chostakovitch choisit l’option toute contraire : il nous propose une danse perturbée, presque rébarbative par la disparité et l’incohérence de sa forme et des caractères musicaux mis en jeu. Des épisodes dansants ou élégiaques discontinus finissent par se figer dans une cadence harmonieuse pleine d’une voluptueuse beauté. Puis, le flux musical se désagrège, désaxé par l’irruption d’éléments empruntés aux mouvements précédents, qui amènent une explosion de violence brutale. Celle-ci met un terme à toute activité au sein du finale. Désormais, « les thèmes disloqués errent comme des fantômes à travers un paysage dévasté et désolé. »
Dédicataire des deux concertos pour violoncelle, « Slava » a beaucoup fait pour diffuser la musique de « Mitia » en Occident. Il fut l’un des rares à partager son intimité. « Jai connu Chosta à 16 ans quand je suis entré au Conservatoire de Moscou. J’ai alors travaillé dans sa classe d’orchestration. Dès cette époque, j’ai eu l’occasion de côtoyer de nombreux génies, mais j’ai rencontré peu d’hommes d’une telle profondeur. L’un des grands bonheurs de mon existence, c’est que Chosta m’a laissé entrer dans sa vie. C’était un homme d’une élégance de cœur exceptionnelle, mais souvent il produisait une impression différente, car il n’aimait pas blesser les gens et il adoptait en public un type de comportement très neutre, effacé. La musique, elle, reflétait idéalement son état d’esprit au fil du temps. Dans la mesure où son esprit changeait, la musique y correspondait, tout en gardant les mêmes caractéristiques d’écriture. Mais le climat pouvait changer du tout au tout. Selon moi – c’est une théorie terrible, je le reconnais – ses meilleures œuvres ont été composées lorsqu’il souffrait beaucoup. Tout au début de son existence, il ne voulait pas souffrir, il avait très peur du malheur. (A 11ans, le tout jeune garçon a vu mourir par balle, tout à coté de lui, un jeune ouvrier durant les événements de la Révolution d’Octobre, et l’on sait que l’image l’a définitivement bouleversé). Il traversa pourtant des périodes terrifiantes après ses condamnations de 1936, et 1948 notamment, où il vécut sans un sou pour manger. On parle de sa souffrance morale mais peu de ses problèmes matériels vitaux. Il avait des enfants qu’il devait entretenir, il avait une secrétaire qu’il devait payer, un chauffeur…Et, tout à coup, on lui supprime tous ses concerts, tous ses cours, toutes ses sources de revenus. Quand ses poches se sont retrouvées vides, il savait, comprenait ce qu’était la souffrance vitale. Il avait peur que ça recommence, il en tremblait. Alors il assistait à des réunions à connotations politiques, il y allait pour être vu. Vers la fin de sa vie, il s’est même inscrit au Parti.… »
Michel Grialou
Orchestre National du Capitole
Tugan Sokhiev (direction) • Edgar Moreau (violoncelle)
samedi 03 novembre 2018 • Halle aux Grains (20h00)
Chen Qigang © Liu Hui
Orchestre National du Capitole / Tugan Sokhiev © Marco Borggreve
Edgar Moreau © Gregory Favre
Chostakovitch et Rostropovitch © Eugene istomin