Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
Un matin, sur une terrasse, quatre serveurs attablés profitent d’une pause. Une jolie jeune fille brune s’approche de leur table et l’un des garçons lui assène : « Si tu te faisais refaire les dents, ça t’ouvrirait des portes. » J’essaie de visualiser la situation. Il me semblait pourtant qu’elle avait un ravissant sourire.
Retrouvé sur l’un de mes carnets une phrase, elle aussi entendue, que j’avais notée : « Je ne la sors pas pour la promener ». À la réflexion, il me semble que l’auteur en est mon ami Julien et qu’il parlait de son épouse. Lorsque je lui demande, il nie farouchement. C’était donc bien lui.
Autre phrase entendue dans la rue : « Monsieur, vous auriez un sourire s’il vous plaît ? »
Samedi 13 octobre, anniversaire d’Olivier au Bàcaro. Il ne voulait pas fêter ses cinquante ans, alors Pierre a organisé une fête à son insu. Je n’avais pas revu certains des invités, en particulier ceux qui ne vivent plus à Toulouse, depuis près de vingt ans. Parmi eux Stéphane qui avait tenu avec Olivier – et leurs épouses – le Why Not Café de 1995 à 2000, au numéro 5 de la rue Pargaminières. Des photos de l’époque amenées par Stéphane circulent. Des prénoms servent de sésame. Des acteurs et des figurants de ces soirées ont du mal à être identifiés par les mémoires parfois désaccordées. En revanche, Stéphane se souvient parfaitement de la soirée où, en compagnie d’Emmanuel, j’avais éclusé des dizaines et des dizaines de verres (la décence nous interdit de donner le chiffre exact). Il s’agissait du 7 mai 1995, soir du second tour de l’élection présidentielle. Je n’avais pas voté, Emmanuel avait voté en faveur de Lionel Jospin, mais cela n’empêchait pas de prendre une cuite républicaine.
J’avais connu Emmanuel sur les bancs de l’Institut d’Études Politiques de Toulouse. Finalement, je ne suis pas allé à la soirée célébrant les 70 ans de l’IEP à l’Hôtel-Dieu le 17 octobre. Diplômé en juin 1994, j’étais revenu dans les murs de la vénérable institution presque vingt ans plus tard pour participer, durant quelques années, en tant qu’intervenant extérieur à des simulacres d’entretiens professionnels et à des oraux de culture générale préparant aux « grands oraux » du même genre sanctionnant la dernière année d’études. À notre époque, le grand oral de « culture gé », c’était quelque chose. Même pendant les « répétitions », on tremblait. Chacun devait passer au moins une fois avant l’oral de fin d’année. Le sujet imposé – texte ou sujet court – pouvait être des plus inattendus et par là même des plus ardus. Je me souviens des yeux rougis d’Isabelle qui était tombée sur « La corrida » et qui subissait les questions d’un examinateur particulièrement sadique. Les intervenants extérieurs étaient souvent les plus durs, à l’instar de Xavier Patier dont je lirais plus tard les beaux romans. Pour ma part, je m’étais tiré de l’épreuve avec un majestueux 18 sur 20 (l’une de mes rares fiertés) avant de ne récolter qu’un modeste 11 lors du « vrai » grand oral. L’un des deux examinateurs dormait, l’autre ne connaissait pas toujours les réponses aux questions qu’il posait. Il fallait lire Le Monde tous les jours. Pas l’impression que la tradition se soit perpétuée.
Globalement, nous recevions un enseignement de belle tenue. Durant les cours de droit administratif de Madame Théron, l’amphi ne bronchait pas. Il était beaucoup plus turbulent lors des cours d’économie d’Henri Sempé auxquels je ne comprenais rien (3/20 à l’examen final, coefficient trois). Toujours dans le baroque, les jeux de mots de Monsieur Lechuga (« durable… de lapin ») le disputaient aux TD de Lucien Mandeville autour des questions de Défense. Difficile d’oublier, par exemple, la séance où il avait invité deux intervenants présentés comme des agents de renseignement. Les zigomars nous faisaient entendre sur une sorte de poste à galène des bourdonnements ou des sifflements stridents censés être des codes utilisés par des espions étrangers… À un moment, Lucien Mandeville sortit un petit appareil photo pour immortaliser la scène. Plus tard, je me suis dit que nous avions peut-être eu affaire à deux farceurs ravis de leur canular. Parfois, Claire Conte déplaçait son TD de droit administratif au café Le Papagayo. Bernard Maris livrait des cours brillants avec cette pédagogie et cet humour qui feraient bientôt sa renommée nationale. Je ne pouvais imaginer que je serais plus tard l’un des témoins de son mariage avec Sylvie Genevoix et encore moins la suite des événements. Les TD de Serge Regourd étaient également brillants, Marshall McLuhan croisait Guy Debord ou l’école de Francfort. On sortait de là moins bête. Que dire des cours d’histoire de Jean de Quissac dont la voix et la rondeur évoquaient Raymond Barre. Il me faisait penser aussi à l’ancien Premier ministre à cause de ses petits rires étouffés accompagnant à l’occasion un détail saugrenu, comme le fait d’évoquer un certain Baldur von Schirach dont le patronyme prenait un relief particulier en ces temps de rivalité entre Balladur et Chirac. Quant à Jean Rives, il suscitait le respect et l’envie d’apprendre autant par la clarté et la finesse de son propos que par sa voix et son charisme placide. Les cours de Jean-Louis Loubet del Bayle sur Bernanos, Malraux et Drieu valaient aussi le détour.
À l’IEP de Toulouse, j’ai connu gens de toutes sortes, de toutes origines, de toutes convictions. Les monarchistes et les marxistes-léninistes étaient les plus intéressants et les plus drôles. Les plus cultivés aussi. Le gentil chahut et les blagues de potache ne nous faisaient pas peur. On rebaptisait des amphis de noms inattendus pour le plus grand plaisir de Monsieur Sicard. Que sont devenus Philippe D., François-Xavier, Jean-Sébastien ? Mikael, j’avais appris dans la presse qu’il tenait un bar, aux Chalets me semble-t-il. Je m’étais juré d’y passer. Je revois régulièrement Emmanuel, Régis et Laurent, mais je n’ai plus de nouvelles de Philippe R. ni de Guillaume. Une éternité que je n’ai pas croisé Damian. Voici longtemps, j’avais revu Gilles à Paris. Ainsi qu’il en rêvait à l’IEP, il était devenu diplomate. Emmanuelle est désormais avocat. Comme on le dit du droit, l’IEP mène à tout.
Près de vingt ans plus tard, j’ai donc fait mon retour à l’IEP, mais de « l’autre côté ». Les salles n’avaient pas changé au grand dépit du corps enseignant pressé de quitter ce bâtiment maintenant vétuste et non-conforme aux nouvelles normes. Curieux sentiment de revisiter ma jeunesse en me faufilant dans les couloirs au milieu des étudiants. Je m’attendais presque à me croiser. J’aurais été bien embêté. Des enseignants du début des années 1990, il n’en restait guère sinon Jean-Michel Ducomte ou Jean-Louis Guy. Pas osé rappeler à ce dernier que nous avions joué au foot ensemble.
Mercredi 17 octobre, Primark – enseigne de vêtements et de produits low cost – a enfin ouvert ses portes rue de Rémusat. Personnellement, je n’étais pas pressé, mais visiblement ce n’était pas le cas de tout le monde. En passant rue Alsace, un peu avant 8 heures, j’ai aperçu qu’une file d’attente se formait déjà alors que l’ouverture n’était prévue qu’à 10 heures. Du moins pour le commun des consommateurs car le quotidien local m’a appris que des « VIP » (on ne rit pas) avaient eu le privilège d’une visite du magasin à 8 heures 30. J’ai appris aussi sur le site de La Dépêche que certains futurs clients avaient pris leurs précautions : « Ce sont elles qui ont été les plus matinales. Parties de Léguevin aux aurores, Audrey et Linda étaient les premières à prendre place devant les portes de Primark, hier, à Toulouse dès 6 h 10. Audrey a pu s’accorder cette matinée de shopping grâce à son conjoint qui a posé une journée pour garder les enfants. «Je tenais à être là, ça fait maintenant 4 ans qu’on attend l’ouverture de ce magasin», annonce-t-elle. » 3000 personnes se seraient présentées devant le magasin au moment de l’ouverture. Deux heures avant, j’avais repéré un dispositif chargé de canaliser la foule et des vigiles patibulaires (pléonasme ?) indiquer aux passants là où ils avaient le droit d’emprunter l’espace public. La rue de Rémusat avait été privatisée – réquisitionnée serait plus exact – tandis que le véhicule d’un vigile bloquait l’accès à une partie de la rue Alsace. Désagréable sensation de voir la ville comme occupée par une puissance étrangère. Enfin, étrangère, non. On ne la connaît que trop : l’argent et la marchandise. Des jeans à 10 euros, d’autres articles à 3 euros, dit-on. Je n’ose imaginer le salaire des miséreux chargés de fabriquer la camelote dans des pays ayant enfin résolu la délicate question du « coût du travail » qui plombe nos entreprises hexagonales. Bon, ne gâchons pas l’ambiance. Vive la croissance. Vive le PIB. Je crains que l’inauguration d’une cathédrale ou d’un musée à Toulouse n’aurait pas bénéficié des mêmes honneurs et de la même ferveur qui ont entouré la naissance de Primark.
Les musées toulousains, j’y pensais justement voici quelques semaines à Malaga. Dans cette ville qui est la sixième plus grande d’Espagne et qui compte moins de 600 000 habitants, on peut découvrir notamment le célèbre musée Picasso, un musée Thyssen ou encore un « petit » Centre Pompidou, tous dotés d’un solide fonds. Au Thyssen, une exposition temporaire rassemblait en ce début de mois de septembre les œuvres les plus connues d’Andy Warhol, mais aussi des pièces rares. Au Centre Pompidou, Jean Dubuffet était l’objet d’une autre riche exposition temporaire. En revanche, je ne suis pas allé voir le Primark de Malaga installé dans un centre commercial. Pas de regrets. Je suis sûr que celui de Toulouse est plus grand.
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cinemagraph © Pierre Beteille