Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
Revu la version longue dite « interminable » de Dieu seul me voit (Versailles-Chantiers) de Bruno Podalydès composée de six DVD d’une durée d’une heure. Des scènes furent tournées à Toulouse. On reconnaît le boulevard d’Arcole, côté Jeanne d’Arc, alors occupé par deux kiosques de fleuristes. D’autres scènes furent tournées dans un appartement des Minimes qui appartenait alors à la tante d’un ami. Vingt ans se sont écoulés depuis la sortie du film, en version courte, au cinéma. Était-ce pour ce film ou pour Liberté-Oléron, sorti deux ans plus tard, que j’avais interviewé Bruno Podalydès dans le patio de l’Holiday Inn ? J’opterais pour Liberté-Oléron, l’un de mes films français préférés avec ceux réalisés par Jean-François Stévenin.
« Les boulevards de Sbrytzk conservaient une allure du XIXe siècle avec leurs larges chaussées propices à une circulation fluide dont rêvaient les architectes aux premiers temps de l’automobile… Sauf que les automobiles avaient fondu au profit d’une armée de véhicules à roulettes, voitures à pédales, vélos-taxis, bicyclettes – derrière lesquels une poignée de voitures électriques et de fourgonnettes de livraison attendaient de pouvoir passer. Sur la droite, une voie unique était réservée aux autobus qui formaient une file ininterrompue. Et les trottoirs eux-mêmes étaient recouverts d’engins roulants, poussettes et fauteuils pour handicapés, rollers et trottinettes, accordant peu d’espace aux rares piétons qui tentaient de se frayer un chemin. Un étrange silence enveloppait ce centre urbain où les bruits de moteur passaient au second plan derrière les sonnettes des vélos et les interjections humaines (…) Il découvrait une cité radieuse où quantité de livreurs juchés sur leurs vélos s’arrêtaient pour distribuer des paquets puis repartaient sur les trottoirs, empruntaient les chaussées à contresens et montraient une étonnante capacité à utiliser les voies de circulation au mieux de leurs intérêts », peut-on lire dans le dernier, et excellent roman, intitulé En marche !, de Benoît Duteurtre. Ne jugerait-on pas qu’il décrit notre ville ? Il s’agit cependant de la capitale d’un pays imaginaire, la Rugénie, nation balkanique évoquant le croisement entre la Slovénie, l’Ukraine et le Kosovo. Sans surprise, sous la plume facétieuse et talentueuse de l’écrivain, cette capitale emprunte aussi beaucoup à la nôtre. Et par là même à Toulouse qui – provincialisme oblige – copie les modes parisiennes avec quelques années de retard.
L’épatant recueil de nouvelles d’Eric Neuhoff intitulé Les Polaroïds s’ouvre avec un « Retour à Toulouse ». C’était l’époque où il y avait un kiosque à journaux place Wilson et où le Wimpy avait déjà disparu. On pouvait jouer au flipper en fumant dans des cafés. Le narrateur se risque jusqu’à L’Ubu baptisé L’Ulysse. La description des lieux et des occupants vaut le détour. Voici la rue Bayard qui sent « l’essence éventée et l’huile de friture », une boulangerie ouverte la nuit, des putes, des travestis, des quais vides. Une tristesse qui n’ose pas dire son nom. La grande classe.
L’autre soir à Toulouse, dégusté une délicieuse feijoada, plat traditionnel brésilien, concoctée des jours durant par Elise qui – comme son prénom ne l’indique pas forcément – est Brésilienne. Je n’avais goûté auparavant qu’une seule feijoada, préparée alors par le chef Thierry Breton à l’occasion d’un anniversaire de mon ami Sébastien Lapaque, chez lui, à Versailles. Nous bûmes ce jour-là des litres de morgon de Marcel Lapierre. L’autre soir, ce furent des magnums de Jean-Christophe Comor qui accompagnèrent le festin. Les cuvées se nommaient Au hasard et souvent et Autrement et encore – titres de deux recueils de chroniques de Sébastien, par ailleurs amoureux fou du Brésil. Tout se tient et il n’y a donc pas de hasard, ce « dieu des imbéciles », selon l’expression de Bernanos auquel Sébastien a consacré plusieurs livres.
La dernière fois que Sébastien est venu à Toulouse, ce fut agité. Il était pourtant accompagné de son épouse Catherine, ce qui me rassurait. Au commencement, tout allait bien : apéro au marché Victor-Hugo (du morgon de Lapierre, encore, chez Chai Vincent), un verre au Rocher de la Vierge, un déjeuner exquis à La Pente douce. Ce n’est qu’au Temps des Vendanges vers 16h-17h que tout dérapa, une heure environ avant le conférence à la librairie L’Autre rive que Sébastien devait assurer avec Magyd Cherfi, tous deux auteurs Actes Sud. En quarante-cinq minutes ou une heure, nous bûmes deux ou trois bouteilles. L’effet fut immédiat. Sébastien rejoignit en titubant la librairie toute proche, je me repliai vers une sieste. Lors de la conférence, d’après un témoignage sûr, Sébastien somnola et lâcha quelques borborygmes. Magyd Cherfi assura le service. Le retour de Sébastien vers la rue du Puits Vert, où un dîner avec quelques amis l’attendait, fût aussi mouvementé que long. Arrivé au but, il soliloqua puis disparut dans la ville. Du couscous que Sébastien avait réclamé depuis plusieurs mois à son ami et chef toulousain Aziz Mokhtari, il ne goûta pas le moindre gramme. Ainsi va la vie des poètes et des adorateurs de la Dive.
Déjeuner le samedi 6 octobre à La Binocle avec Aziz, Julien et Philippe. Ça rigole, ça picole. Les bouteilles tombent. C’est bon, le service est enjoué, sympathique. On a la tête aux bêtises. On s’échange des blagues. On se risquerait même à siffler, mais on se retient. Verboten. On ne plaisante plus aujourd’hui. Bientôt, même les sourires seront interdits. Ils sont déjà rares, mais on les considérera comme des agressions, des outrages, des délits. Le progrès est en marche.
Au bar Le Crystal, place Jeanne d’Arc, j’aime boire un café en terrasse en observant le ballet des habitués. On y parle de rugby ou de football, de la situation des uns ou des autres. On se moque, on blague, on est bien. On regarde les jolies filles qui passent. On se dispute avec le serveur à propos de l’addition. De vraies pagnolades. Le samedi 6 octobre, peu avant 9 heures du matin et l’affluence, un habitué fît lire à son commensal sur son smartphone un extrait d’un livre publié en 1956 par un philosophe allemand. Il s’agissait du magistral L’Obsolescence de l’homme de Günther Anders. L’autre trancha après la lecture : « C’est ce qu’on dit tous les jours. » Pas mieux. « Ça, c’est de chez nous ! », aurait dit Sébastien. À ce mystérieux concept baptisé « De chez nous », nous avons consacré un livre. S’y reporter pour plus d’informations.
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