Poèmes bilingues de Dom Gabrielli (Editions Bazart Poétique)
« La poésie, personne n’en lit » (Marc Guimo)
Si on parle de ce genre cultivé dans un entre-soi, au formalisme accentué par la rime, et chargé de souvenirs du collège … c’est assez probable. Certains y reviennent pourtant par d’autres voies, comme le rappeur Gael Faye qui est loin d’être un illettré.
Dans sa langue de terre crue, la poésie de Dom Gabrielli apporte au genre et au texte ce que le Free fit au Jazz, en connectant l’expression à l’écoute des musiques de l’intime.
Les poèmes bilingues de son dernier recueil This Body Now / Les Instants du Corps réinitialisent une interface charnelle avec notre monde.
Depuis toujours – depuis qu’on peut la lire éditée – la poésie de Dom Gabrielli marche au bord des abîmes, fussent-ils flagrants comme les lèvres d’un volcan ou aussi subtils que les interstices de toutes natures. L’exposition permanente de sa plume aux instants de basculement, cette plume qui ne connaît que les assauts propres à déchirer les voiles devant la nudité, voilà qui fait penser au poète antique : celui qui entend et interpelle, celui qui absorbe et recrache.
Si le poète est capable de dire la pulsion originelle la plus enfouie dans la conscience de l’Homme, c’est-à-dire le désir, Dom Gabrielli ajoute ici en conscience sa peau offerte au battement de sang de la Terre.
Traversé, transpercé par leurs douleurs autant que par leurs éblouissements (de la terre, de l’Homme), le seul devoir qu’il s’assigne est de trouver le mot juste – ou le silence, tâche ardue quand on veut être à la hauteur du ressenti intime sans trahir (le sang de la Terre, le désir de l’Homme).
pas d’âme pas d’esprit
qu’y a-t-il d’assez réel pour m’affronter
se nourrir des rasoirs morts de la beauté
boire le chant des hirondelles
parce que nous sommes tous les noms
tous les surnoms des instants de nous-mêmes
Sur un thème différent, la poète Samira Negrouche sait d’instinct ce chemin :
Qui donc parle pour les ancêtres ? (…) La mémoire complexe des musiques souterraines est la voix tenace et vibratoire des ancêtres. (…) Je creuse dans le poème avec le souci de ces musiques souterraines, le silence est le relief, et mes ancêtres n’ont pas de frontière.
[Qui parle ? in revue Arpentages , n°2 – février 2018]
Un jaillissement, deux langues
Dans cette entreprise bilingue, Dom Gabrielli a travaillé avec la poète Laetitia Lisa. S’ils ont en commun le souci de ne pas trahir, impossible en revanche de contraindre à l’unisson pour solliciter la part intime qui fera le mot, la prosodie, la couleur du poème. Dans cette mesure, convenons que nous lisons ici deux poètes, remontés chacun de leurs musiques souterraines avec leurs mots pour « exprimer » les élancements de Gabrielli. La tension entre deux pôles fait l’énergie et la dynamique du poème et elle se prolonge assurément dans l’esprit du lecteur. Ce recueil n’est-il alors pas abouti ? Aux poètes de le dire, mais une rivière n’est-elle pas renouvelée à chaque seconde ?
L’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier se trouve aux prises avec la même nécessité :
Quand j’ai voulu raconter ces premières randonnées, j’ai bientôt compris que le langage dont je disposais alors ne ferait pas l’affaire, il était trop maigre, nerveux, moral, rhétorique, linéaire. Il me fallait des mots rêches comme un tissu villageois, lourds dans la main comme les galets noirs du Péloponnèse, légers comme la cendre la plus fine pour les spéculations enchanteresses du soufisme iranien.
Dom Gabrielli n’est rien moins que présent au monde, un monde secoué, assassiné par les arrogances et les cruautés, un monde qu’il arpente avec une rage, une intransigeance jamais prises en défaut. Ce voisinage périlleux ne lui laisse d’autre choix qu’une poésie incandescente, une poésie d’avant l’écriture, métal en fusion avant qu’il se fige dans un usage asservi.
y a-t-il
une autre identité
que cette complainte
les instants du corps
cette main nomade
parcourant
les rues en guerre
je te cherche
retourne ta peau
violoncelle orphelin du temps perdu
Pour Gabrielli, le corps, la peau – notre interface originelle, entre nous, et avec la Terre – sont le lieu de cette bataille et de toutes les brûlures. De tous les réconforts aussi. Déjà présente dans ses précédents écrits, cette dimension charnelle devient ici essence, et seule trace, telle la mémoire de l’eau qui ruisselle.
touchant les lendemains de turquoise
le sel
de ton souvenir
la prière de tes jambes
les adieux silencieux du soleil rouge
De tous les réconforts aussi
Alors, la poésie, personne n’en lit ?
Mais on n’est tenu à rien me semble-t-il… Aucun devoir, aucune posture, c’est du passé tout ça. Hors la nécessité d’agencer une librairie, c’est même en faire un genre qui la piège dans le cliché alors qu’elle nous colle à la peau. La poésie est la trame intime de nos paroles d’instinct, la vibration de la conscience quand l’Etre reconnaît ses moments de vérité, heureuse ou dévastatrice.
L’écriture de Gabrielli résonne de tous ces états, et ce recueil en particulier dégage l’irrépressible sensation d’avoir été composé au fil de l’eau, comme on traverse une journée ou une saison d’Homme dans un monde contrasté, tantôt désespérant, tantôt la Beauté-même. Et ainsi se donne-t-il à lire, procurant une à une les sensations aigües et toutes les révélations possibles d’une goutte d’eau perlant sur la nudité d’un marbre italien.
Charnel vous dis-je …
This Body Now / Les Instants du corps est un livre qui tient dans la chemise.
ce n’est pas ce que je dis
c’est ce que je ne dis pas
la fleur d’amandier sait
la couleuvre noire
tu le sais
lorsque tu n’es pas toi
quand le poème serpente à travers toi
vers une vérité insaisissable
This Body Now / Les Instants du Corps est paru en octobre 2017 aux Editions BazArt Poétique
La page Facebook Dom Gabrielli Poetry
Du même auteur, deux autres ouvrages en édition bilingue :
Corps Parallèles / The Parallel Body (Christophe Chomant Editeur, 2013)
Voici le Désert / Here is the Desert (L’Aile Editions, 2014)
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Ps J’ai inséré deux dessins de Nona en résonance personnelle avec ma lecture du recueil. Ils ne font pas partie de l’ouvrage chroniqué. (P.David)