Rendez-vous le samedi 5 mai à 20h pour un concert XXè siècle avec des œuvres peu fréquentes qui ne peuvent être données qu’à une condition : il faut un orchestre conséquent et jouissant d’une excellente réputation, celle de l’ONT, justement. À la direction, un chef d’orchestre, Bruno Mantovani, habitué à diriger aussi des ensembles de musique contemporaine. On attaque avec les Notations de I à IV de Pierre Boulez suivi du Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel avec pour soliste un habitué de la Halle, Roger Muraro. On termine avec Amériques pour orchestre d’Edgar Varèse.
L’estampille « work in progress » — chantier en cours, œuvre ouverte — a rarement aussi bien collée à une œuvre qu’à celle de Pierre Boulez, compositeur et chef d’orchestre décédé à 90 ans en janvier 2016. Ni de jeunesse, ni du grand âge, sa musique est d’abord adolescente : elle n’a pas terminé sa croissance. Il en est ainsi des douze Notations de 1945, il a une vingtaine d’années, miniatures pour piano de douze mesures chacune, d’obédience dodécaphonique, aux Notations pour orchestre, cinq sur les douze d’origine, reconsidérées en 1980, développées et instrumentées pour grand effectif orchestral. D’abord, il s’occupe des quatre premières pièces, tout en autorisant à nouveau l’interprétation du cycle pianistique de 1945. Puis, en 1998, c’est l’orchestration de la pièce désignée par VII, orchestration elle-même révisée en 2004.
Pour les quatre premières pages, il n’impose pas un ordre d’exécution, mais suggère I, IV, III, et II, succession qui permet d’alterner tempos modérés et vifs. Chacune de ces pièces est d’une durée brève. La pièce VII, intitulé “Hiératique“ est celle qui a connu le plus large développement puisqu’elle passe de une minute environ en version pianistique à neuf minutes dans sa version orchestrée, dans une forme de variation dite « labyrinthique » – facile !!, – d’un premier motif obstiné et exposé d’emblée.
Remarque : ceux qui ont assisté à un certain opéra Written on skin de George Benjamin ne manqueront pas de faire le rapprochement entre la musique de l’opéra et celle des Notations.
Enfin, le programme peut se contenter des Quatre premières pages, la Cinquième étant remplacée par le Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel.
Ce fameux Concerto en ré majeur fut probablement mis en chantier en même temps que l’autre, le Concerto en sol, soit à la fin de l’année 1929. C’est au moment où un certain Wittgestein, blessé au bras droit pendant la Première Guerre, commande à Ravel une œuvre pour la seule main gauche. Composées simultanément, les deux œuvres furent aussi les seules du genre dans toute l’œuvre du natif de Ciboure. C’est la seule analogie car les deux se révèleront d’expression totalement opposée.
Le concerto qui nous occupe ce soir ne comprend qu’un seul mouvement subdivisé lui-même en trois parties. La musique émerge peu à peu des graves de l’orchestre comme dans La Valse de 1919, un peu comme si tout s’organisait du chaos. Aucune gaieté dans l’œuvre, mais plutôt une forme de désespérance latente que les stridentes et métalliques fanfares au centre, martelées par des rythmes fébriles, viennent amplifier encore. On se sent perdu au milieu d’un univers qui nous est devenu étranger, dans lequel on ne se retrouve plus et qui n’offre plus d’espoir. Tout est dit. Quelques réminiscences d’une gaieté, d’un bonheur antérieur émergent ça et là, d’une nostalgie navrante, sans pouvoir s’organiser, ni résoudre le drame posé ici. Tous se passe comme si nous étions arrivés, à la fin du compte, devant un mur avec, sur les épaules, une immense solitude. Quelques rapprochements peuvent être faits avec des œuvres conçues et réalisées à la même période. Peut-être pour ceux qui ont lu “Voyage au bout de la nuit“ de Céline ?
Mais, laissons la parole à la pianiste illustre de l’époque, Marguerite Long : « Plus on étudie cette partition, et plus se précise l’idée qui l’inspire et efface le disparate de ses épisodes : pensée de la mort, cauchemar de la peur et de la solitude. Qui a suivi comme moi la lente et cruelle dissolution de Ravel et percé les lointains symptômes qui avertirent sa constante lucidité ne songera pas sans un serrement de cœur que Ravel inscrivit ici son destin. Une telle œuvre suppose la perception de l’au-delà et nécessite comme le dit Jean Cocteau, de recevoir les parlementaires de l’inconnu. »
Ils vont être serrés les musiciens sur le plateau pendant presque vingt minutes, sans parler des oreilles ! les effectifs orchestraux de la plupart des pièces écrites par Edgar Varèse sont considérables. C’est bien sûr le cas pour celle-ci, Amériques, écrite en 1921, peu de temps après son arrivée à New-York en 1915. Elle fut créée en avril 1926, et exigea dans cette version, 142 exécutants, une “colossale éruption de musique“ qui ne pouvait que stupéfier ses premiers auditeurs. Elle fut révisée en 1929. Le compositeur y adjoint les ondes Martenot, découvertes lors d’un retour sur le sol français entre 1928 et 1933. Ils seront près de 120 musiciens au total à la Halle, avec 9 aux percussions diverses, une quarantaine, 20 bois ou vents au total (par 5), les cuivres (8 6 5 2 ). Pour les pupitres de cordes, on case tout ce qu’on peut, et on n’oublie pas de laisser un peu de place à une sirène “grave et très puissante, à main, avec bouton d’arrêt pour couper le son“ analogue à celle des pompiers new-yorkais ! sirène utilisée pour sublimer le “son pur“. Les habitués des manifs ne seront pas dépaysés. Les autres se seront munis de bouchons.
- 3 flûte piccolo, 4 flûte, 1 flûte contrebasse, 4 hautbois, 1 cor anglais, 1 heckelphone, 2 clarinette en mib, 2 clarinette en la, 1 clarinette basse, 1 clarinette contrebasse, 4 basson, 2 contrebasson, 8 cor, 6 trompette, 4 trombone, 1 trombone basse, 1 tuba, 2 tuba contrebasse, 2 timbales, 13 percussionniste, 2 harpe, 16 violon, 16 violon II, 14 alto, 10 violoncelle, 10 contrebasse, 4 trombone alto [2 en mi b, 2 en ré, fanfare interne] , 2 trombone [fanfare interne] , 1 trombone basse [fanfare interne]
Concernant l’utilisation de ces instruments, Varèse souhaite ainsi prévenir à toute monotonie : « J’emploie ces instruments à une hauteur définie et fixe pour faire un contraste de sonorités pures. Il est étonnant de voir à quel point le son pur, sans harmoniques, donne une autre dimension à la qualité des notes musicales qui l’entourent. Vraiment, l’emploi de sons purs en musique agit sur les harmoniques comme le fait le prisme de cristal sur la lumière pure. Cette utilisation les irradie en mille vibrations variées et inattendues. » (Ecrits, Edgar Varèse)
On accède au souhait du compositeur qui voulait simplement qu’on annonce : « une œuvre d’un musicien qui s’appelle Varèse. Sur la vie ou la personnalité du compositeur, inutile de rien dire. La musique s’appelle……. Vous l’aimez, ou vous ne l’aimez pas, c’est tout. Pourquoi bavarder autour ? » Mais, il écrira : « Ce n’est incontestablement pas une musique descriptive mais bien une représentation musicale d’une sensation, d’un ressenti, d’un sentiment : « cette composition est l’interprétation d’un état d’âme, une pièce de musique pure, absolument dissociée des bruits de la vie moderne que certains critiques ont voulu reconnaître dans ma composition. A tout prendre, le thème est une méditation, c’est l’impression d’un étranger qui s’interroge sur les possibilités extraordinaires de notre nouvelle civilisation. L’utilisation de forts effets musicaux vient simplement de ma réaction assez vive devant la vie telle que je le conçois, mais c’est la représentation d’un état d’âme en musique et non la description sonore d’un tableau… » (Ecrits, Edgar Varèse)
On peut tout de même préciser certains éléments du langage rythmique et dynamique d’une œuvre, constituant une véritable symbolique des découvertes de nouveaux mondes sur Terre. Il faudra accepter les “arrêts subis“, d’“intensités brusquement coupées“, de “crescendos et diminuendos extrêmement rapides“, dixit Varèse. Quant à la coda, puissante, incantatoire, elle mène l’œuvre à son paroxysme sonore : « Les piétinements furieux de l’orchestre, semblables à des coups de marteau-pilon, écrasent sans peine les hurlements de douleur de la sirène. » On a véritablement à faire à un effet de pulsation émanant de mille sources. Cet effet de pulsation peut rappeler les battements saccadés d’un cœur sous l’excitation de la découverte ce que Varèse a peut-être connu lors de son arrivée à New-York.
On a peine à croire que l’œuvre a une centaine d’années ou presque. Tout cela sans micros, sans amplificateurs, sans convertisseurs. Varèse, lui, rêvait toujours : « La musique, qui doit vivre et vibrer, disait-il, a besoin de nouveaux moyens d’expression, et la science seule peut lui infuser une sève adolescente… Je rêve d’instruments obéissant à la pensée et qui, avec l’apport d’une floraison de timbres insoupçonnés, se prêtent aux combinaisons qu’il me plaira de leur imposer et se plient à l’exigence de mon rythme intérieur. » Varèse est né un siècle trop tôt.
Michel Grialou
Orchestre National du Capitole
Bruno Mantovani (direction) • Roger Muraro (piano)
Halle aux Grains
samedi 05 mai 2018 à 20h00
Bruno Mantovani © Pascal Bastien
Roger Muraro @ A. Laveau
Orchestre du Capitole @ Patrice Nin