Pour clôturer en beauté sa 11ème édition des Rencontres des Musiques baroques et Anciennes, le toujours bien inspiré Emmanuel Gaillard, qui tient avec talent la barre du beau navire Odyssud (1), en sa 30ème d’existence, avait choisit trois voix méditerranéennes exceptionnelles dans des chants chrétiens, juifs et musulmans : une expérience mystique et joyeuse qui transcende époques et frontières, religions et émotions.
Ces Voix sacrées croisées répondent à une commande de l’Augustinus Musiekcentrum Antwerpen, produite par l’Associazione Musicale Micrologus : les chants sacrés issus du patrimoine religieux méditerranéen rayonnent d’une même lumière, tantôt recueillie, tantôt exaltée.
Patrizia Bovi (2), spécialiste des musiques médiévales et directrice de l’ensemble italien Micrologus (au chant, harpe médiévale, direction), a beaucoup appris de Giovanna Marini, en chantant avec elle les transcriptions musicales des chansons traditionnelles collectées par voie orale. « Dans notre recherche pour essayer de retourner à la musique de plusieurs siècles en arrière, nous voulions redécouvrir sa fonction d’origine. Faire cela actualise automatiquement la musique parce qu’elle retrouve son sens, sa vitalité. Et cela implique encore aujourd’hui que les gens ne cherchent pas l’archéologie, mais l’émotion que la musique provoque ».
C’est une artiste charismatique comme certains artistes rock (je pense à Jim Morrison, Janis Joplin ou Frank Zappa), « heureuse si son parcours artistique mène à la musique ancienne des jeunes, car c’est la meilleure arme pour lutter contre une homologation et un aplatissement culturel. Si le charisme sert ceci alors je le prends comme un compliment ».
A l’origine du projet, elle a réuni autour d’elle Fadia Tomb El-Hage, libanaise, issue d’une famille de musiciens et de peintres, qui maitrise tous les répertoires du chant syriaque et la musique populaire arabe jusqu’à la musique médiévale, et même contemporaine, occidentale.
Et Françoise Atlan, née dans une famille juive berbère et andalouse, enracinée dans les musiques judéo-espagnoles et judéo-arabes, dont elle est une des grande spécialistes. Multi couronnée et primée, elle assure aussi la direction artistique du Festival des Andalousies Atlantiques d’Essaouira (Maroc).
Elles sont accompagnées par Peppe Frana au oud (sans fret, permettant de jouer les ¼ de tons) et au luth, et Gabriele Miracle (quel nom de circonstance !) aux percussions, qui maitrisent différents modes orientaux, ce qui leur permet de passer d’un répertoire à l’autre sans difficulté, et sont les piliers de ce concert.
Chantres du partage et de l’élan vers l’Autre, ces trois grandes dames nous emmènent à la découverte de l’expression chantée des monothéismes : chants soufis, chants juifs, chants chrétiens d’Orient et d’Occident… Dans la grande salle d’Odyssud complète, le public observe un silence « religieux », c’est le cas de le dire, hésitant à applaudir entre les différentes facettes du programme.
Elles alternent par exemple un chant soufi avec un Hymne pour la Vierge Marie d’Hildegard von Bingen (1098-1179) et un Psaume du Roi David du Cantico dei Cantici…
En soli, duos, trios, elles nous font voyager tout autour de la Méditerranée, à Naples, à Assise (où est née Patrizia Bovi), en Provence, à Alep, dans les Balkans, à Cordoue avec Boabdil, ce roi éclairé et mélomane qui, dit la légende, s’inquiétait plus d’une corde cassée à son luth que de l’incendie de sa cité de Grenade…
Je les imagine Trobairitz, Femmes Troubadours, dans une Cour d’Amour (il n’y a que les magnifiques chaussures italiennes à hauts talons rouges de Patrizia qui seraient anachroniques, si vous me pardonnez ce trait d’humour bien innocent).
Il y a bien sûr des chants féminins, des chants religieux, mais aussi de noces, une tradition orale et modale, une poésie liturgique, une vocalité lyrique, communes, souvenirs d’une époque heureuse, même si lointaine, où les trois cultures et religions du Livre cohabitaient sans heurts.
La mélodie du Stabat mater dans la tradition de Calenzana (Corsica) me fait penser au Madredeus que chante Patrizia Bovi magnifiquement sur les disques de Micrologus, Cantigas de Santa Maria, et en 2009 « Kronomakia » avec Daniele Sepe (2), ce musicien de jazz rock avec qui elle entretient un fructueux compagnonnage.
Le récital laisse place à des instrumentaux comme Ex agone sanguinis du Codex espagnol Las Huelgas (XIIIème siècle) ou le traditionnel ottoman Zavil saz semai.
Certains chants me rappellent Sœur Marie Keyrouz et son Ensemble de la Paix, Esther Lamandier et ses romance séfarades, le regretté Julian Jalal Eddine Weiss et son Ensemble Al Kindi ; et bien sûr Giovanna Marini. Mais les versions de ces trois femmes habitées leur donnent une nouvelle jeunesse.
Je devine qu’à certains moments elles improvisent, qu’elles font des arrangements : elles peuvent se le permettre parce qu’elles connaissent parfaitement les règles du répertoire original.
Et une douce rêverie m’envahit.
Comme Charles Baudelaire (pour un tout autre répertoire, mais qu’importe) : … dès les premières mesures, je ressens une de ces impressions heureuses que presque tous les hommes imaginatifs ont connu, par le rêve, dans le sommeil. Je me sens délivré des liens de la pesanteur, et je retrouve par le souvenir l’extraordinaire volupté qui circule dans les lieux hauts. Ensuite, je me peins involontairement l’état délicieux d’un homme en proie à une grande rêverie dans une solitude absolue, mais une solitude avec un immense horizon et une large lumière diffuse ; l’immensité sans autre décor qu’elle-même. Bientôt j’éprouve la sensation d’une clarté plus vive, d’une intensité de lumière croissant avec une telle rapidité, que les nuances fournies par le dictionnaire ne suffiraient pas à exprimer ce surcroît toujours renaissant d’ardeur et de blancheur. Alors je conçois pleinement l’idée d’une âme se mouvant dans un milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance, et planant au-dessus et bien loin du monde naturel. (…).
En rappel, elles reprennent leur magnifique version du Kyrie eleyson, ce chant grec qui a bercé le petit enfant de chœur que j’étais au début des années 50 sous les voutes raymondines de la Cathédrale Saint Etienne, dans sa version maronite en langue arabe, pour un public ému et enthousiasmé, comme moi.
Et un torrent d’applaudissements et de bravos salue leur départ, les 900 spectateurs de la grande salle d’Odyssud debout.
Le credo de Dame Patrizia Bovi « La voix humaine, c’est l’instrument que fait jouer l’âme » a pris ce soir tout son sens.
Dans un monde qui frôle toujours plus le chaos, en particulier au Moyen-Orient, au cœur de cette Mère Méditerranée, berceau de notre civilisation des Troubadours, trois femmes magnifiques redonnent une nouvelle jeunesse aux paratge et convivencia, valeurs cardinales de cette civilisation (toujours d’actualité pour moi), en nous rappelant que les trois grandes religions ont des chants qui se répondent par delà les siècles ; et les guerres.
Elles ponctuent par là leur refus des divisions fratricides.
Et ce n’est pas un hasard si elles ont chanté pour la première fois ce récital, peu après l’attentat de Charlie Hebdo, à Anvers; et un 27 janvier, jour de la Mémoire de la Shoah en Italie.
En repartant dans la nuit mouillée de printemps, je fredonne Madre de deus ora por nos teu fill essa ora…
La musique continue de m’emporter comme un mer sous un vaste éther et je mets à la voile vers ma pale étoile…
E.Fabre-Maigné
10-IV-2018
PS.J’attends maintenant avec impatience le disque qui devrait être disponible cet été : je vous tiendrai informés bien sûr pour vous faire partager ces moments uniques de grâce suspendue.
Pour en savoir plus :
2) www.centrostudiadolfobroegg.it/chi-siamo/patrizia-bovi
Enregistrement original de Patrizia Bovi et Micrologus : Madre de Deus – Cantigas de Santa Maria n°422 (XIIIème siècle)
Ces chants ont été composés durant le règne d’Alphonse X dit le Sage, roi de Castille et auteur présumé de certains cantigas. Il existe quatre recueils : celui-ci est le volet religieux. Il compte les miracles liés à la Vierge Marie. Au XIIè siècle, le culte marial se développe de Rocamadour à Canterbury en passant par Soissons, … Alphonse réunit à sa cour pléthore d’artistes et de savants de tous horizons afin de composer des ouvrages de compositions littéraires et musicales que nous connaissons aujourd’hui. Les cantigas, musicalement, sont d’inspirations locales (galiciennes) et étrangères (Portugal, les troubadours). Le texte est en galaïco-portugais et galicien médiéval.
» Nous avons fait un cd Kronomachia (edizioni Il Manifesto) avec Daniele et son groupe Jazz rock où la musique médiévale a été utilisée comme base et ensuite développée, comme dans les normes de jazz, pour devenir autre chose, la musique d’aujourd’hui ».
3) www.danielesepe.com/home.html
Daniele Sepe a entre autres enregistré Consosci Victor Jara, Connaissez-vous Victor Jara, un superbe disque en mémoire de Victor Jara (1931-1973), ce poète-musicien si sensible à qui un militaire heureux a tranché les mains dans un stade de Santiago du Chili, avant de l’achever d’une rafale de mitraillette, alors qu’il continuait à chanter El publo unido jama sera vencido (l’hymne de la Gauche), lors du coup d’état de Pinochet soutenu par le gouvernement américain.
Attention, vous pouvez le trouver sur internet, mais ce disque doit être vendu au profit de l’association « Ines e Maddalena per bimbi Quito » qui s’occupe des enfants des rues (Progetto Bambini di strada – Quito).