Établissement culturel municipal fonctionnant en régie directe, le Centre culturel de Ramonville (1) dispose d’un théâtre de 380 places et de deux salles d’ateliers et de répétitions. Le projet artistique et culturel est développé par une équipe régulière de 8 personnes et s’articule autour de la diffusion de spectacle vivant, avec une programmation dominante pour les concerts et la danse, le jeune public, le soutien à la création régionale, l’enseignement artistique et l’action culturelle.
C’était le cadre idéal pour cette nouvelle création en quintette, portée par Cricao, en partenariat avec Convivencia, le Café PlùM et la Ville de Colomiers : Lakhdar Hanou s’est plongé dans une époque lointaine d’où il a exhumé des déesses symboles d’amour et de guerre, des femmes insoumises dont les religions se sont servies pour désigner le ma(â)l(e).
Il tire un message humaniste de ces récits ancestraux.
« Recherchez le savoir, dit Mahomet, ne fût-ce qu’en Chine. »
Parti de Toulouse, où il est devenu incontournable dans la microcosme musical, allant même jouer pendant quelques années au chevet des femmes hospitalisées à l’Hôpital Paule de Viguier (dans le cadre du programme Culture à l’Hôpital passé aux oubliettes quand les Hôpitaux sont devenus des entreprises comme les autres), l’oudiste franco-algérien Lakhdar Hanou (2) a parfait sa technique au Maghreb et au Moyen-Orient, puis n’a cessé d’approfondir sa science du maqâm au gré des rencontres. C’est accompagné de plusieurs de ses complices musiciens qu’il refait sa route de la soie, l’augmentant d’un violon, d’un violoncelle, d’une vièle kamentché, d’une guitare flamenca, de percussions orientales, ou de la cithare chinoise de Jiang Nan… Dans cette odyssée, son oud arabe chevauche ses compositions pour retourner aux sources de ses origines.
Le violiste catalan Jordi Savall et l’oudiste grec Kyriakos Kalaitzidis avaient adopté la même démarche, l’un dans les pas d’Ulysse sur la Mare Nostrum, l’autre dans ceux de Marco Polo. Lakhdar Hanou, lui, a choisi pour fil rouge les poètes d’Orient, comme Mahmoud Darwich, immense poète palestinien du XXème siècle, ou Ibn Arabi, mystique soufi de l’amour transi du XIIème siècle.
Avec « Argile », c’est le mythe de Gilgamesh, l’épopée la plus ancienne connue de l’humanité et la figure d’Ishtar qui l’ont inspiré, son ambition est d’explorer cette époque lointaine, en relatant l’épopée et les histoires babyloniennes et sumériennes par le chant sublime de l’Orient : « Ramener quelques autres vérités au féminin et faire résonner l’essence de l’argile dont nous sommes pétris ».
En effet, le mythe d’Ishtar (3) a donné naissance à bien d’autres figures féminines, comme Isis en Egypte, et Aphrodite en Grèce, qui elles-mêmes influenceront plus tard le culte marial, de Marie, même si totalement édulcoré sexuellement.
Rappelons qu’une grande et puissante civilisation a autrefois fleuri en Mésopotamie (mot grec signifiant « entre les rivières ») ; à cet endroit, aujourd’hui l’Irak moderne, elle incluait les royaumes de Sumer, d’Akkadie, d’Assyrie et de Babylone, bien que sa culture et son influence toucha plusieurs autres régions du Moyen-Orient. Fertile comme cette vallée, elle a irrigué les cultures alentours et toutes les civilisations du Bassin méditerranéen (4).
Autour de Lakhdar Hanou (oud, direction et compositions), Raphaël Sibertin-Blanc (violon/kemençé), Auguste Harlé (violoncelle), François Paco Labat (percussions), la voix de l’irakienne Suzanne Abdalhadi, aérienne, incroyablement précise et présente, nous conduit sur les chemins d’une tradition retrouvée, en six mouvements : Eloge à Ishtar, Zigourat Babel, Gilgamesh, Samai dumuzi, Ishtar aujourd’hui et Zahia.
Sur les thèmes écrits et arrangés par le oudiste, les musiciens se lancent dans de longues improvisations dans la tradition des musiques du Monde, mais aussi du Blues et du Jazz. Le duo récitatif percussions sur le poème Gilgamesh (5) introduit une pause prégnante bienvenue.
Pour introduire ses compositions, Lakhdar Hanou émaille le concert de citations historiques et de poèmes de la tradition moyen-orientale, qui gagneraient à être un peu plus écrits pour peaufiner la cohésion de l’ensemble ; mais ce n’est que la première représentation.
Le son est excellent et les jeux de lumières nimbent le tout d’une douce chaleur.
Emporté dans ma rêverie, j’imagine un moment ce concert dans le Salon de Musique du regretté musicien Julien Jalal Edinne Weiss (de l’Ensemble Al-Kindi), dans la ville martyre d’Alep en Syrie ; nul doute qu’il sera accueilli dans d’autres lieux culturels moins emblématiques mais tout aussi chaleureux.
En rappels, les cinq musiciens offrent à un public conquis une reprise du magnifique Eloge à Ishtar et les fameux Trois papillons, conte oriental sur l’amour passion où l’on se brûle, un des « tubes » de Lakhdar Hanou.
Au final, un bien beau rituel musical et poétique rendu à la déesse Ishtar, et partant à la Féminité :
» Louangeons Ishtar, la plus imposante des déesses,
Révérons la Reine des femmes,
la plus grandes des divinités.
Elle est vêtue de plaisir et d’amour.
Elle est chargée de vitalité, de charme et de volupté.
Ses lèvres sont douces,
La vie provient de sa bouche.
À son apparition, la jouissance est complète. »
PS. dommage qu’il faille attendre au moins un an pour que le disque soit disponible…
E.Fabre-Maigné
16-II-2018
photos Hugues Amsler copyright
Pour en savoir plus :
1) http://www.mairie-ramonville.fr/Le-Centre-Culturel
adresse: Place Jean Jaurès, 31520 Ramonville-Saint-Agne téléphone: 0561730048
2) https://www.youtube.com/user/lakhdarhanououd
https://www.facebook.com/lakhdar.hanou
Extraits en écoute:
https://soundcloud.com/lakhdar-hanou/babel
https://soundcloud.com/lakhdar-hanou/zahia
3) Ishtar était la personnalité féminine la plus importante du panthéon assyro-babylonien : à la fois l’amante passionnée ou consolatrice et la guerrière qui se plaît aux massacres, ce nom propre finit par signifier simplement « déesse ». Ishtar peut bien n’avoir pas été originellement le contretype sémitique de la sumérienne Inanna, mais, devant des données obscures et confuses, on peut tenir ces deux figures divines pour identiques ; les Mésopotamiens eux-mêmes leur attribuèrent le même idéogramme : la moitié d’une porte en roseau, ouverture (encore traditionnelle en Iraq) de ces halles de roseaux tressés où l’on mettait à l’abri les dattes et les produits des laiteries. Piquée d’être refusée par Gilgamesh, en des termes fort blessants, il est vrai, Ishtar joue un rôle décisif dans l’économie de l’épopée du même nom.
Gilgamesh est un roi à demi légendaire de la cité d’Ourouk (Uruk), qui aurait régné vers 2600 avant notre ère. D’origine sumérienne, ce récit s’est transmis d’abord de manière orale, puis il fut écrit vers 2000 avant notre ère à Babylone. La version la plus achevée, écrite sur douze tablettes, a été retrouvée à Ninive, dans la bibliothèque du roi syrien Assourbanipal (668-627 avant notre ère). Elle comprend 3400 vers répartis sur douze tablettes:
Celui qui a tout vu, [Sha nagba imuru].
Celui qui a vu les confins du pays,
Le sage, l’omniscient
Qui a connu toutes choses,
Celui qui a connu les secrets,
Et dévoilé ce qui était caché
Nous a transmis un savoir
D’avant le déluge.
La déesse Ishtar est séduite par l’héroïque roi d’Uruk et essaie de le séduire, mais le monarque repousse avec dédain les avances de la grande déesse; il l’insulte même, en lui reprochant violemment sa vie de luxure qui, par vice, se donne aux hommes et même aux animaux. La déesse, furieuse de l’injure subie, prie le dieu Anu de venger sa honte, en pétrissant un taureau céleste, capable de terrasser et de tuer Gilgamesh. Ishtar menace de détruire les remparts de enfers alors Anu accède au désir de la déesse et un taureau gigantesque descend sur la terre, mais Enkidu l’affronte immédiatement et le tue.
De nombreux poèmes chantent les noces de la déesse Inanna avec le berger Dumuzi son bien-aimé de manière souvent très explicite, évoquant l’abondance féminine en même temps que celle du Croissant fertile :
« Quant à moi, à ma vulve, à moi, tertre rebondi,
Moi, Jouvencelle, qui me labourera?
Ma vulve, ce terrain humide que je suis,
Moi, Reine, qui y mettra se boeufs (de-labour)? »…
« Sitôt que du « giron » du roi l’ « eau(-du-coeur) » eût jailli,
A ses côtés sortirent les plantes, à ses côtés poussa le grain:
Steppe et vergers, près de lui, se chargèrent de luxuriance!
Tandis qu’en la Maison-de-vie, dans le Palais royal,
sa « femme » demeurait près de lui en liesse;
Qu’en la Maison-de-vie, dans le Palais royal,
Inanna demeurait près de lui en liesse! »
in Le mariage sacré de S.N. Kramer
« La courtisane Shamhat enlève ses vêtements dévoile ses seins, dévoile sa nudité et Enkidu se réjouit des charmes de son corps. Elle ne se dérobe pas, elle provoque en lui le désir. Elle enlève ses vêtements et Enkidu tombe sur elle. Elle apprend à ce sauvage en quoi réside la force de la femme. Il la possède en rut et s’attache à elle, six jours et sept nuits. Lorsqu’il est rassasié de son buisson parfumé, il revient vers ses compagnons mais en le voyant les gazelles se détournent de lui et les bêtes sauvages le fuient. »
Dans d’autres poèmes, toutefois, la relation entre la déesse et son amant est ravissement, érotique et remplie d’images de fertilité. Voici la Sumérienne Inanna, louangeant son « homme-miel » :
Il a germé; il a bourgeonné;
Il est une laitue plantée par l’eau.
Il est celui que mon utérus aime le mieux.
Mon jardin bien garni de la plaine,
Mon orge de plus en plus élevé dans son sillon,
Mon arbre pommier porte ses fruits à sa couronne,
Il est une laitue plantée par l’eau.
Mon homme-miel, mon homme-miel m’adoucit toujours.
Mon seigneur, l’homme-miel des dieux,
Il est celui que mon utérus aime le mieux.
Sa main est miel, son pied est miel,
Il m’adoucit toujours.
Mon envie impétueuse de caresser son nombril
Caresser ses douces cuisses,
Il est celui que mon utérus aime le mieux.
Il est une laitue plantée par l’eau…
4) Sumer recélait une culture qui accordait aux femmes un statut équivalent aux hommes, et dans laquelle on vénérait principalement la déesse Inanna/Ishtar, déesse lunaire de vie et d’amour, appelée la Prostituée de Babylone dans la Bible. Les Mésopotamiens tenaient des rituels religieux quotidiennement, offrant de la nourriture et des boissons à leurs divinités, dans leurs temples – qui étaient également des centres de commerces, qui agissaient comme banques, qui faisait même des prêts. Des rites mensuels étaient également tenus afin d’honorer les phases de la lune : « le jour où la lune disparaissait, le jour où la lune dormait ». Le respect dans l’exactitude des phases de la lune était très important, car c’est ainsi qu’ils ont pu créer des calendriers, et ainsi respecter les dates de leurs fêtes religieuses. L’élément central de leur année était le rite sexuel sacré de la plus haute importance. À chaque nouvel an, le roi qui gouvernait « mariait » la déesse Inanna/Ishtar lors d’une grande fête et un grand festin. Ce rite a eu lieu annuellement pendant des millénaires et a profondément influencé les civilisations suivantes, à la fois symboliquement et rituellement.
5) Gilgamesh, roi d’Uruk opprime les guerriers d’Uruk comme un tyran. Il ne laisse pas un fils à son père, ne laisse pas une jeune fille à sa mère, fût-elle fille d’un preux et même déjà promise. Alors les dieux créent Enkidu l’homme sauvage, un être capable de le combattre. L’affrontement ne voit aucun vainqueur et Enkidu deviendra sont plus fidèle compagnon. Ensemble ils défont le géant Humbaba de la Forêt de cèdres du Liban, puis le Taureau Céleste envoyé par le dieu Anu à la demande de sa fille Ishtar que Gilgamesh avait éconduite brutalement. En représailles, les dieux provoquent la mort d’Enkidu. Désespéré Gilgamesh part pour l’île où vit l’immortel Ut-napishtim, survivant du Déluge pour trouver un moyen d’éviter sa mort. Ut-napishtî lui reproche d’exagérer son désespoir, lui rappelle sa position suréminente et heureuse parmi les hommes ainsi que ses devoirs de souverain.
Et puis, à quoi bon tant d’efforts ? La mort est inévitable. Qu’as-tu gagné à errer de la sorte ? Tu t’es épuisé, saturant tes muscles de lassitude, rapprochant la fin de tes longs jours. L’humanité, sa descendance, doivent être fauchée Comme le roseau de la cannaie. Le beau jeune homme, la belle jeune fille, dans l’amour, s’affrontent ensemble à la mort. La Mort Que personne n’a vue, Dont nul n’aperçoit le visage, Dont nul n’entend la voix. La Mort sauvage qui fauche les hommes.
Bâtissons-nous des maisons pour toujours ? Scellons-nous des engagements Pour toujours ? Partage-t-on un patrimoine entre frères. Pour toujours ? Les haines dans le pays subsistent-elles ? Pour toujours ? Le fleuve amène-t-il la crue ? Pour toujours ? Des libellules glissant sur le fleuve Face au soleil, D’un seul coup ne reste rien. Le mort et le dormeur se ressemblent. La Mort, qui pourrait peindre son visage ? Les Grands-dieux rassemblés Nous ont imposé La mort, comme la vie, Nous scellant seulement l’instant de notre mort.