Quand j’entre dans ma chère Salle Nougaro (1) après une trop longue absence, deux superbes pianos à queues Yamaha (leurs majestés les Pianos) trônent sur la scène, semblant somnoler dans le clair-obscur bleu : et la pensée me traverse qu’ils attendent leurs maîtres.
Je sais que je ne me suis pas trompé quand Laurent de Wilde vient s’asseoir sur le tabouret à cour et Ray Lema sur celui à jardin, face à face, les basses se rejoignant au milieu du spectre sonore. Dans une chaude lumière toute de finesse, un superbe son envahit l’espace, tandis que les doigts des deux maestri commencent à virevolter sur les touches noires et blanches, sans préambule inutile. Ils s’envoient des grappes de notes joyeuses, vendangeant allégrement sur l’océan de leur imaginaire : c’est un pêche miraculeuse de rêves multicolores au lamparo des projecteurs à arc-en-ciel.
Laurent de Wilde nous fait remarquer quelle chance nous avons d’écouter ce soir Mister Ray Lema, un des grands magiciens du groove, tout juste sorti de l’Hôpital Saint Antoine pour une mauvaise bronchite. Wizard, le Magicien, c’est le titre de ce premier morceau : et justement deux musiciens-magiciens sont là pour nous ce soir ! Suit Matongué, inspiré par Jean Sébastien Bach à Lema qui a appris ses cantates quand il était chez les « bons pères » des écoles chrétiennes, mais « il ne faut pas le dire à Kinshasha » avertit Laurent De Wilde. Sur ce morceau l’on sent bien qu’il ne s’agit pas d’une compétition, « d’un combat de coqs », mais d’une fusion, et l’on finit par ne plus savoir qui fait quoi sur ces 176 touches noires et blanches (2 x 88) où ils picorent de conserve, se stimulant l’un l’autre, avec toute leur chaleur de leur amitié.
Reedles, Devinettes (2), qui donne son nom à leur album, est un tango lyrique, cette danse où il faut être deux, dans un corps à corps sensuel, et rester unis.
Pour Fantany (Touré), hommage à la magnifique chanteuse malienne (décédée trop tôt à 50 ans), De Wilde trouve des sons de kora (3) ou de balafon, sur sa table d’harmonie.
Et l’on entend bien le blues, leur racine commune, sur un morceau inspirée de mélodies du Mali et du Niger. Sur Cookies, une composition du français inspirée très prosaïquement des petits gâteaux qu’il grappillait en haut de l’armoire de sa grand-mère, leur joie est communicative, et sur Liane et Banian, rêverie indienne sur l’arbre où vit une liane épiphyte (4), qui m’évoque également le poème de la poétesse Marie de France (1145-1198), Le Lai du Chèvrefeuille (5), il n’hésite pas à faire sonner la caisse de son piano comme une percussion. Sur un hommage à Edward Kennedy Ellington dit The Duke, les pauses prégnantes nous laissent suspendus en l’air.
Le final, Congo Rag, est un ragtime comme son nom l’indique, et je vois passer devant mes yeux un personnage de film muet comme Harold Lloyd ou Charlie Chaplin.
En rappel, la reprise suggérée par De Wilde d’une composition de Prince (oui, l’auteur-compositeur-interprète, multi-instrumentiste, réalisateur artistique et producteur américain de pop, de funk, de rock et de RnB contemporain, également danseur et acteur américain) Around the world in a day, résume parfaitement l’esprit de ce duo magique.
Laurent de Wilde & Ray Lema – Around the World In a Day (Prince/Nelson/Coleman)
Ray Lema, l’ancien séminariste congolais devenu une figure majeure de l’afro-world s’est adonné avec bonheur au piano solo, alliant une légèreté aérienne à une élégance sereine, pour de savoureuses histoires sans paroles, la syncope et le swing toujours au rendez-vous. Il est au piano africain ce que le regretté Francis Bebey (6) était à la guitare africaine, transformant l’instrument en percussion, luth ou cithare : un classique.
Laurent De Wilde, français né aux States, qui a été à bonne école avec le trompettiste Eddie Henderson, mais a tracé sa voie depuis longtemps dans les concerts de piano solo chers à Philippe Léogé, directeur musical du Festival Jazz sur son 31 où il l’a invité plusieurs fois.
Quel bel exemple de partage entre ces deux musiciens en apparence si disparates ! La Musique n’a pas frontières, tant que le coeur est son moteur.
Tricotant un tapis volant de notes bleues, ils nous ont transportés au Pays des rêves, le Dreamland cher à Joni Mitchell ; et la Salle Nougaro est bien ce soir le club jazzy souhaité par son créateur Gil Pressnitzer.
Sable africain sur les alizés
Et soleil sur l’Amazone
Comme ils poussent les boutons
De fleurs allongés tête en bas
Vers le pays des rêves à venir
Dreamland Dreamland
Dreamland Dreamland
E.Fabre-Maigné
Pour en savoir plus :
2) www.laurentdewilde.com/albums/riddles.html
(Gazebo-One Drop/L’Autre Distribution).
3) Ablaye Cissoko sera à la Salle Nougaro le 6 mars. A ne pas rater, comme Omar Sosa le 27 mars, Rémi Panossian le 3 mai ou encore Big Daddy Wilson le 23 mai…
4) Les épiphytes (du grec έπί « sur », φυτόν « végétal »; littéralement « à la surface d’un végétal ») sont des plantes qui poussent en se servant d’autres plantes comme support. Il ne s’agit pas de plantes parasites car elles ne prélèvent rien au détriment de leur hôte.
5) De ces deux, il en fut ainsi
Comme du chèvrefeuille était
Qui au coudrier s’attachait :
Quand il s’est enlacé et pris
Et tout autour du fût s’est mis,
Ensemble ils peuvent bien durer,
Mais qu’on vienne à les séparer,
Le coudrier mourra bientôt
Et le chèvrefeuille aussitôt.
« Belle amie, ainsi est de nous :
Ni vous sans moi, ni moi sans vous ! » …
Il fut un temps où certains possédants étaient cultivés, étaient eux-mêmes poète ou danseur…
6) Lire sur RFI Musique : http://musique.rfi.fr/artiste/musiques-monde/francis-bebey
Ray Lema et Laurent de Wilde © Alex Jonas
Riddles © Alex Jonas