Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
Quand je rentre chez moi, je peux apercevoir en arrivant sur la place Jeanne d’Arc le grand immeuble du Crédit agricole en réfection depuis des mois. Une grande partie de ses vitres a été enlevée et cet immense bâtiment, ouvert ainsi aux quatre vents, semble avoir été pilonné ou soufflé par des bombes. Juste à côté, à cheval sur la rue Matabiau et la rue Raymond IV, un petit immeuble d’habitation est en construction. Pour l’instant encore privé de fenêtres et de toit, il évoque lui aussi un paysage de guerre.
Le 26 décembre, sur les ondes et dans les journaux, j’apprends qu’un décret gouvernemental autorise à partir de 2018 et pour une durée de dix-huit mois trois villes – Bordeaux, Lyon et Nantes – à expérimenter sur leurs trottoirs des publicités éphémères et biodégradables. Rapidement, Bordeaux et Nantes ont fait savoir qu’elles ne comptaient pas participer à cette pollution urbaine. Pourtant, cette pratique a déjà été utilisée à Toulouse il y a peu pour promouvoir des entreprises bien connues. En toute illégalité donc, si l’on en croit l’annonce gouvernementale. La vie moderne est épatante.
En lisant une tribune de Sébastien Lapaque, « Requiem pour une boîte aux lettres », dans les pages Opinions du Figaro daté du 27 décembre, je me décide à envoyer mes vœux avec de vrais cartes et non par courrier électronique. En me rendant au bureau de poste de la rue Lafayette pour acheter de jolis timbres plutôt que les vilaines vignettes ou les anonymes Marianne délivrées par les automates, je découvre à quel point ce lieu a été déshumanisé. Il n’y a quasiment plus d’agents (quatre guichets ouverts le jour de mon passage tenus par trois agents, une fonctionnaire naviguant d’un guichet à l’autre en fonction des files d’attente). Les humains ont été remplacés par des machines, des automates. Des publicités pour le dernier Star Wars prolifèrent sur des écrans et des présentoirs. Une lumière vive s’étale dans une blancheur d’hôpital. Les « clients » (on ne dit plus les « usagers » depuis longtemps) semblent résignés. Certains, découragés par l’attente, s’en vont. La situation ne date pas d’aujourd’hui, mais je ne me fais pas à cette transformation, à cette soumission à l’emprise techno-marchande.
Une amie me racontait un jour qu’allant à sa banque pour une opération quelconque, un agent au guichet lui suggéra de se tourner vers une machine capable de réaliser la tâche. « Mais Madame, si tout le monde fait cela, un jour, vous n’aurez plus votre emploi », lui répondit-elle. L’agent opina, penaud. Plus récemment, un ami chef me confia sa satisfaction d’avoir encore une agence de compagnie aérienne à quelques mètres de son restaurant parisien. Il ne sait pas acheter des billets sur Internet et ne veut pas apprendre. « Tu vois, j’ai besoin d’un contact humain, d’avoir une personne en face de moi, qu’on me conseille et qu’on réponde à mes questions… Et puis je les aime bien les gens qui travaillent là et ils me connaissent… », me dit-il ravi du répit que lui accorde encore la rationalité comptable.
Pour mes vœux adressés à la famille Lapaque, j’ai choisi un timbre représentant un cochon – ce bel animal aussi intelligent que sensible d’après la copieuse littérature qui lui a été consacrée. Pour le chef, ce fut un lapin, à défaut de lièvre.
Dans son beau roman Vieux garçon, Bernard Chapuis évoque le plaisir que peut faire naître une lettre écrite à la main : « Et voici un mot, une pensée, une lenteur, du papier qu’une main a tiédi de son écriture mouillée, une enveloppe cachetée d’un trait de langue de chat, ayant déjoué les facilités électroniques et qui, lorsqu’on l’ouvre, libère un chuchotement de mots frais. »