En l’espace d’une semaine, après une longue famine poétique, j’ai eu la chance d’entendre deux concerts rayonnant de chaleur et d’humanité
Le premier était dans une grande salle dotée de tout le confort moderne, l’autre dans une petite salle de faubourg toute simple.
Au Phare de Tournefeuille, où se pressaient plusieurs centaines de personnes, le bar abreuvait les grandes soifs (dommage qu’il soit resté ouvert pendant le concert) dans un grand brouhaha ; mais heureusement dès que les musiciens ont occupé la scène, l’ambiance a monté de plusieurs degrés et nous avons été emportés dans un tourbillon de sensations colorées et parfumées. Comme un retour en Grande Kabylie.
Ce soir-là, j’ai eu une pensée émue pour Albert Camus, cet immense écrivain, et poète (on l’oublie trop souvent : il faut lire Noces à Tipasa), qui était lié à l’Algérie par le nombril, et refusa malgré les attaques les plus violentes et les plus injustes de céder au manichéisme ambiant, rêvant d’une symbiose comme celle que l’on peut voir dans les concerts d’Idir.
Toutes origines confondues, une grande partie du public s’est levé pour danser ; je me suis retrouvé au milieu de nombreuses dames ce qui m’a agréablement surpris : en 1985 pour un concert (magnifique) des Musiciens du M’Zab, dans l’oasis de Ghardaïa, nous n’étions que des hommes à danser, tandis que les femmes voilées écoutaient depuis les toits.
J’ai aimé cette ambiance conviviale où le public communiait aux vibrations musicales : c’est le petit miracle que réalise Idir à chaque concert, d’autant qu’il vient d’un pays qui a tant souffert de ses différences, pourtant une richesse…
Isefra, Adrar Inu, Cfigh, Musiques du Sud, Mlyi, Ssendu, Vava Inouva, Tizi Ouzou, Sans ma fille, Uffigh, Azwaw, Tamac, Zwit RWit, Ay Al Xir Inu : le public connaît par cœur toutes ses chansons.
De son vrai nom Hamid Cheriet, il est né en 1949 à Aït Lahcène, à 35 km de Tizi-Ouzou, capitale de la Grande-Kabylie et son pseudonyme signifie « Il vivra » en Berbère ; à 68 ans, il continue à rendre hommage à son enfance.
Il s’est senti minoritaire dès le départ, comme les femmes dans le monde où nous vivons ; car il a vu comment sa mère subissait la loi d’un milieu d’hommes et cela l’a marqué profondément.
Ce fils de berger (dont la flûte est toujours présente dans sa musique) et de poétesse, qui se destinait au métier d’ingénieur, est devenu célèbre avec une berceuse (Rsed A Yidess qui signifie « Que vienne le sommeil »), ce qui en dit déjà beaucoup de sa sensibilité. Imprégnée de tradition berbère, sa chanson A Vava Inouva est devenu un succès planétaire, diffusé dans 77 pays et traduit en 15 langues. Cette chanson kabyle, avec simplement des voix et guitares, est considérée comme le premier grand « tube » venu directement du Maghreb, l’Afrique du Nord. Il représente l’affirmation d’une certaine identité, le retour à des racines ancrées très profondément dans l’histoire de l’Algérie, et réprimées par les conquérants successifs.
Aujourd’hui, Idir (et nombreux parmi ceux qui l’écoutent ce soir) ont « moins froid à leur pays, mais froid autrement ». Il chante ses thèmes de prédilection, la diversité culturelle, l’amour, la liberté et l’exil (qu’il connaît puisqu’il est installé dans la région parisienne en 1975) : il n’oublie jamais que : « N’importe quel pays sous l’emprise de l’idéologie ne laisse plus de place à l’aventure, l’imagination, l’émotionnel. Quand des dogmes rigides s’installent, vous ne pouvez que vous soumettre ou rompre. Les notions de bonheur, de démocratie, d’égalitarisme, tout cela devient superflu quand il n’y a qu’un impératif : la survie ». Ce qui peut-être valable des deux côtés de la Méditerranée.
Ses textes parlent sans détour : Zwit Rwit, On se rassemble, on se ressemble c’est l’unité de toute nos couleurs, c’est un ballet de toutes les couleurs, France de mon enfance c’est l’union qui fait la France et peut importe la danse tant qu’on vibre a la même cadence.
Ils sont empreints de grande poésie: Isefra, Même si c’est du sable chaud ou de la neige cassante C’est mon pays Pays des hommes libres Ni à vendre ni à louer ; Azwaw, Mon cœur est au pays des merveilles Ou je revois mes amis d’autrefois malgré moi Les souvenirs s’éveillent Ah ! ! ! Je vous revois ce soir oh ! Vous mes amis Fleur de ma vie de vous sentir ici Les yeux ouverts perle de soleil, de soleil Mes souvenirs s’éveillent ; Ssendu, Calebasse entre mes mains, c’est toi ma confidente On connaît la faim mais le chant adoucit la misère Calebasse toi au moins tu entends les sanglots du cœur Ma calebasse Donne-nous la motte de beurre espérée Pour la vieille et pour les petits…
.
Grand moment d’émotion avec Sans ma fille (Tbeddel Axxam) sur une musique composée par celle-ci, Tanina, présente sur scène à ses côtés.
Les arbres en fleurs sont de toutes les couleurs
Mais chez nous le bonheur
S’est éparpillé
Tout va changer quand la nuit va tomber
Je me retrouverai
Sans ma fille
C’est un beau jour mais elle part pour toujours
Pour fonder à son tour
Une famille
Elle se marie, qui peut dire aujourd’huit
Se que sera ma vie
Sans ma fille
L’homme de sa vie celui qu’elle aime
à la gentille, en quelques mots on s’est compri
Elle ne tiendra qu’à lui
D’être à la fois mon fils
Et mon ami…
Sur Tizi Ouzou, on a l’impression d’entendre son ami Maxime Le Forestier chanter en écho la même maison bleue, où des rêves de liberté et de fraternité se répondent de San Francisco à Tizi Ouzou, de Californie en pays Berbère.
Idir, pour qui je partage avec celle qui m’accompagne une tendresse particulière (rare en ce qui concerne la chanson), je l’ai vu pour la première fois au New Morning à Paris en 1992. Et depuis, ses chansons m’accompagnent toujours, que je sois gai ou triste.
Idir donnera le 12 janvier prochain à Alger un concert qui marquera son retour sur scène en Algérie après une absence de 38 ans, a annoncé l’Onda (Office national des droits d’auteur et droits voisins). Nul doute qu’encore une fois cela fera chaud au cœur d’Albert Camus, de tous ceux qui ont rêvé d’une Algérie indépendante sans les déchirements fratricides qu’elle a connu ; et de ceux qui rêvent encore de fraternité entre les différentes communautés.
Le second concert d’anthologie pour moi en ce mois de novembre avait lieu au Bijou, avenue de Muret, sympathique Café-Théâtre de quartier, où se pressaient une bonne cinquantaine de personnes. Les musiciennes étaient déjà sur scène quand le public est rentré, une demi-heure avant, discourant entre elles comme si elles étaient dans leur salon ; et dès que la lumière de salle s’est éteinte, le silence s’est fait pour entendre voler les mots et les notes comme des oiseaux libres.
Elles sont venues nous offrir « Un p’tit rêve très court », alternant chansons-perles de Michèle Bernard, cette romanichelle de la poésie (comme Maria Szusanna justement, l’héroïne de l’une ses plus belles chansons) et poèmes de Supervielle, Norge, Rousselot etc. dits ou chantés par sa complice Monique Brun (dont on je me souviens avec plaisir du Léo 18 à la Cave Poésie).
A 20 ans, Michèle Bernard s’est engagée dans un collectif de musiciens, elle a délaissé alors le piano familial pour la pratique de l’accordéon, « un instrument à claviers qui me permettait d’aller dans la rue », ce qui est déjà symbolique. En duo, en trio, en récital de voix polyphoniques, elle ne cache pas son penchant pour les aventures collectives. Mais elle excelle aussi en solo avec son accordéon. Il y a dans ses chansons, si bien écrites avant d’être si joliment interprétés, cette vive acuité et cette tendresse diffuse si féminine ; y compris pour les animaux, les personnes âgées et les exclus de la société. Mais elle a l’élégance de dénoncer sans jamais hausser le ton.
.
16 disques à son actif depuis 1975, avec des noms qui sonnent à l’oreille : Divas’blues, Une fois qu’on s’est tout dit, L’oiseau noir du champ fauve, Cantate pour Louise Michel, Le nez en l’air, Les nuits noires de monde…
Et toujours Sur l’infini des routes, comme le nom de son triple album sorti il y a peu chez EPM (5), un des trop rares labels consacrés à la Chanson de Poètes de Langue française.
Anthologie ! voilà un mot qui m’impressionne, il raconte qu’on en aura passé des jours et des nuits, et surtout des années, à écrire dans le secret de sa chambre, puis à semer des chansons toutes neuves au hasard des routes, guettant des oreilles et des cœurs ouverts, dans le noir chaleureux des salles de spectacle, petites ou grandes qu’importe, seul compte ce rendez-vous mystérieux qui nous relie « le temps d’une chanson » comme dit la Javanaise, abolissant le temps et l’espace pour nous sentir simplement humains. Cette route, je ne la prends jamais seule, ce disque à trois temps, je le dois aussi à tous mes musiciens, arrangeurs, artistes du son et de la lumière, artisans de l’ombre aussi, qui m’ont permis de parvenir jusqu’à vos oreilles, pendant toutes ces années, et que c’est pas fini….Grâce à eux, ce mot d’ « anthologie » me paraît tout à coup beaucoup plus léger…
Quatre décennies déjà que Michèle Bernard trace sa route en marge des projecteurs de la célébrité, des box offices de la radio et de la télévision (même si Télérama daigne lui accorder ce mois-ci quelques lignes). Ayant obtenu par trois fois le Grand Prix de l’Académie Charles Cros, elle sculpte des chansons poétiques aux allures de rengaines populaires, en disant « L’art doit faire partie des choses qui rendent à l’individu sa dignité et son envie de vivre ».
Elle prend acte du désastre ambiant pour mieux en appeler au soulèvement de la beauté et de l’intelligence : « Demain on s’ra vieux/ Demain on s’ra morts/Serrons-nous plus fort ».
Terrible lacune, moi qui ai vu des centaines de concerts depuis plus de 40 ans, je n’avais jamais entendue Michèle Bernard sur scène. Je l’avais manquée au TLP Dejazet en 1972, en 1ère partie de mon cher Léo Ferré… A mon grand regret !
Et j’en ressentais un grand manque.
Maintenant, je ne m’en lasse pas. Comme de cette déclaration d’amour :
Je T’aime
Je m’fous du cours du dollar
Je m’fous des jeux de hasard
Même si j’y joue quand même Je t’aime
On dit la bourse ou la vie
Ben moi, j’ai déjà choisi
Je m’fous du mark et du yen
Je t’aime
Je me fous du prix Goncourt
Je me fous des prix tout court
Les championnats, les grands chelems
Je t’aime
Je m’fous de la météo
Je sais bien l’temps qu’il fait au
Creux d’tes bras doux comme la crème
Je t’aime
Je m’fous des voyages d’affaire
Des colloques, des séminaires
J’fais mes confitures moi-même
Je t’aime
Les conquérants, les gagneurs
Ça m’fait vomir, ça m’fait peur
J’sais pas quelle folie les mène
Je t’aime
S’ils bousillent ce qui restait
Des jardins qu’on habitait
S’ils tarissent nos fontaines
Je t’aime
Mon amour, on mourira
Chacun son tour et y’a qu’ça
Qui me pose vraiment problème
Je t’aime
Qui de l’autre fermera
Les yeux quand tout finira
Comme deux p’tits feux qui s’éteignent
Je t’aime
Et qui de nous choisira
Paumé à Interflora
La couleur du chrysanthème
Je t’aime…
Il y a tout à entendre des tourbillons de la vie dans l’ample chant de Michèle Bernard et ses musiques populaires ne nous quittent plus une fois qu’on les a entendues, comme celle de Barbara, Colette Magny ou Juliette Gréco, grandes Dames de la Chanson de Poètes de Langue française; comme elle. N’attendez pas aussi longtemps que moi pour la découvrir !
E.Fabre-Maigné
30-XI-2017
Pour en savoir plus :
- lephare-tournefeuille.com/
- https://www.idir-officiel.fr/
- le-bijou.net/
- http://www.michelebernard.net/
- EPM epmmusique.fr/
Crédits
Photo Idir : Patrick Swirc
Photo Michèle Bernard – Monique Brun : Jeanne Garraud