Pour son nouveau film 12 jours, Raymond Depardon place sa caméra à la croisée de deux mondes, la justice et la psychiatrie, présents dans ces précédents films.
Témoin privilégié des audiences de patients hospitalisés en soins psychiatriques sans leur consentement face à un juge des libertés et de la détention, pour vérifier la validité administrative de la mesure ainsi que son bien-fondé, nous assistons à des non-rencontres. Raymond Depardon a accepté de répondre aux questions de Carine Trenteun et de Paul Siry.
Étiez-vous derrière la caméra au moment des auditions ?
Je m’occupais des deux caméras, surtout celle pour le gros plan du patient. C’est mon second film tourné en numérique. Je ne l’aime pas trop, mais là on n’aurait pas pu faire autrement avec la durée des audiences. Kodak ne fournit plus de très longues durées en certains formats. Pour un petit peu m’amadouer, les fabricants de caméra m’ont dit qu’ils faisaient venir de Los Angeles les dernières optiques Panavision, qui est une société de tous les grands tournages américains. Ça ne se vend pas, ça se loue, mais ce sont de magnifiques optiques ! Quand j’avais vu les audiences sans filmer, j’avais remarqué qu’il y avait de très beaux gros plans. Ce bureau transformé en salle d’audience est une pièce assez ingrate, comme ils disent des « salles d’audiences foraines », c’est-à-dire le tribunal se déplace. Les gros plans de ces patients sont très étonnants, cela vient peut-être des effets secondaires des traitements. Avec l’expérience acquise sur les films abordant la maladie mentale, je sais reconnaître à sa démarche dans la rue quelqu’un qui est sous traitement. On m’avait dit que je n’arriverais pas à faire les très gros plans, car je ne voulais pas mettre de lumière supplémentaire, dans ce lieu mal éclairé. Comme pour les Profils paysans, exactement la même démarche, je comprenais « c’est du gâchis de filmer en 4K, et c’est peut-être moins bien de prendre plus haut pour filmer ces gens finalement assez pauvres ». Je n’avais pas envie de rajouter de la misère à ces gens-là, comme pour les paysans, que j’avais filmé en 35mm. Je savais par expérience que trois caméras était le nombre parfait, car si tu as le mastershot, tu es sauvé. Alors que si tu ne l’as pas, tu es embêté comme ce fut un peu le cas sur 10e chambre – Instants d’audience sur Paris. Avec trois caméras, tu ne vois pas la coupe : si c’est très très bien monté, les scories d’une conversation ne se voient pas. Mon assistant s’occupait de filmer les juges des libertés.
Vous avez donc filmé en gros plans, en champ-contrechamp, mais avez-vous hésité à filmer dans le même plan le face à face avec eux de profil, comme pour Délits flagrants ?
C’est la première chose que j’ai regardée, car ça ne m’arrange pas le champ-contrechamp ! Pour des raisons de protection entre le patient et le juge, la distance est plus grande qu’avec un bureau classique, pour éviter les coups si le patient se levait. Il y a donc deux rangées de bureaux, quatre à cinq mètres entre eux. Même en scope, j’ai vu que je ne passais pas. Certains patients qui viennent des unités de malades difficiles peuvent être dangereux, et une porte doit donc restée ouverte. Ces deux raisons ont fait que je ne pouvais pas les avoir tous les deux dans un seul plan. Quand j’ai fait Délits flagrants, c’était dans un but bien précis : ils étaient déjà en situation d’arrestation, donc il perdait un peu leurs droits civiques. C’était de longues discussions que j’avais eues avec le procureur de Paris, et j’ai proposé un jour de les filmer de profil. Il avait accepté car les gens doivent rester anonymes selon le Code Napoléon. C’était donc un compromis entre toute l’Histoire de France qui se retrouvait dans ce petit livre rouge et cet anonymat, et moi qui arrivais, avec la disparition du greffier puisque je prenais sa place. Pour 12 jours, il n’y avait pas de greffier. J’ai pensé qu’il était intéressant de voir ces gens, de bien les filmer, de bien les écouter. Moi qui fais des films depuis 30-40 ans, on arrive ici à bien filmer, techniquement, ce que j’ai très longtemps appelé les temps faibles « comment vous allez ? », « j’ai envie de sortir ». A priori, avec une petite caméra et si vous sortez d’une école de cinéma, ce n’est pas sûr que vous arriviez à faire un film. De bons cinéastes ont essayé de faire Délits flagrants, ils ont filmé à la main dans les couloirs du Palais de Justice, mais ce n’est pas parce que vous filmez à la main que vous filmez mieux les choses. Vous ne voyez rien à la main, il faut être sur pied, dans une situation de retrait : il faut être un peu voyeur pour être bon.
Peut-on parler des interpellations caméra ? L’une est par un homme qui vous demander de « zoomer sur les blessures au poignet » et une femme dans le parc qui vous remercie pour le café, ainsi que la juge qui dit « il a tué son père » mais je ne sais pas si elle s’adresse à vous ou à l’avocat…
On avait croisé celui qui dit « filmez, filmez » un peu avant ; et Claudine et le régisseur avaient payé un café à cette jeune femme. Le plan est bien parce qu’elle rentre dans le champ et fonce vers moi, alors que je n’étais pas avec une optique facile, je ramais pour faire le point et la suivre, ce que je n’avais pas prévu initialement. Elle dit « merci pour le café » et elle repart. C’est peut-être le plan le plus humain, parce que : comment filme-t-on ces gens-là ? Quant à la juge, elle s’adresse à l’avocat, pas à moi.
Dans Urgences, on vous sent plus proche des patients qui vous interpellent.
Dans Urgences, ce n’était pas le même contexte, ce n’était pas une salle d’audience, c’était quelque chose de facultatif. Dans les grands hôpitaux depuis un certain temps, il y a des psychiatres de garde. C’est dans Faits divers que je l’ai vu la première fois en 1983. Je l’ignorais, d’un coup un homme en blanc que je pensais infirmier vient me voir et me dit « Bonjour, je suis psychiatre. Si ça ne va pas je peux vous parler. Je peux peut-être vous aider. » Les gens aux soins n’étaient pas préparés pour ça, ce n’est pas le même métier. C’étaient des docteurs, internes en psychiatrie. Ce n’était pas la même chose pour le film, il n’y avait pas de salle consacrée, pas de cérémonial. J’en ai vus, qu’on a filmés dans 10e chambre – Instants d’audience mais pas montés dans le film, ils arrivent et n’auraient pas du être là. Michèle Bernard-Requin faisait arrêter de suite parce qu’elle savait par la caisse de cotisation ceux souffrant, et les policiers ne le voyaient pas. Par exemple, ils avaient arrêté un homme qui avait frappé le concierge d’un hôtel avec un marteau. Ils l’embarquaient, le gars arrivait et quand on lui demande s’il a été interné, il énonce tous les hôpitaux psychiatriques de la région parisienne, ce à quoi on répondait qu’on n’allait pas le juger. Il y avait une certaine irresponsabilité, c’est tout le débat.
Montez-vous à la fin de toutes les rushes ou commencez-vous déjà avant ?
À la fin de tous les rushes, on prend notre temps. Je ne regarde pas pendant que je tourne. Je déteste me frotter les mains en regardant les images pendant le tournage en me disant que c’est super. Je sais que ça peut rassurer car on peut se planter. Des fois, j’ai regretté car j’aurais bien rectifié, c’est vrai que ça a un avantage. Claudine s’occupe du son et je m’y fie. J’ai vu des tournages quand j’étais photographe, j’ai bien vu que les grands metteurs en scène se tournaient très vite vers le son : « Ça va ?… On la recommence ? » C’était le son qui décidait et pas l’image. Je ne sais pas pourquoi, pourtant c’étaient de bons comédiens, certains fameux. C’est le son qui donne la mauvaise scène. Quand je vois les rushes, on entend et on voit. Je serais prêt à mettre des images floues s’il fallait, la puissance vient d’ailleurs. Je me suis dit dans ma vie que si je veux faire des documentaires, il faut que je fasse attention au son. Le montage a duré 3 mois, comme toujours.
On a l’impression que chaque rencontre est restituée dans son intégralité. Est-ce vraiment le cas ?
Non, mais il reste sans doute l’esprit du fait que je monte beaucoup à la projection. Dans une discussion qu’on peut avoir dans un café par exemple de 10-15 minutes, il y a des temps plus forts que d’autres, mais il faut faire attention car les temps faibles ne sont pas forcément ceux qu’on croit, c’est pour ça qu’il faut bien garder. Quand on monte sur ordinateur, on a ce piège-là d’être pressé. C’est formidable ces machines modernes, mais il faut faire attention. C’est l’esprit, et aussi chaque audience fait partie un peu d’une autre audience. Il faut qu’elles ne se doublent pas, qu’elles se répondent, qu’elles s’enchaînent ou se nourrissent. Nous avons levé le pied sur la violence, on en a enlevée. On est comme tout le monde, au début on se disait que c’était fort mais c’est à double tranchant. Le problème n’est pas de faire peur aux gens. On sait bien qu’il y en a qui peuvent être violents dans la ville, il faut bien les guérir car on ne va pas les enfermer tout le temps. Je pense qu’il y en a qui guérissent quand même.
Merci au Cinéma ABC de Toulouse d’avoir permis cette rencontre.