Comme je l’ai dit dans la chronique du film Carré 35, « la réussite du film tient au fait que le réalisateur s’est entouré d’une autre famille, les frères de cœur : Arnaud Cathrine, ami fidèle, cosigne le scénario, la subtile musique de Florent Marchet ne surligne jamais les propos, Simon Jacquet, parrain de Baltasar, est le monteur. »
J’ai interrogé Arnaud Cathrine qui a cosigné avec Eric Caravaca le scénario de Carré 35, cette histoire si personnelle.
Comment êtes-vous arrivé sur ce projet ?
Eric et moi avions déjà deux expériences d’écriture ensemble, pour son premier film Le Passager, et avec Arte pour qui nous avons adapté mon roman Je ne retrouve personne. Pendant que je me promenais sur la plage en Normandie, il y a 4 ou 5 ans, Eric m’a appelé pour me parler de sa sœur, sujet dont on n’avait jamais discuté. Il a commencé à me dire qu’il avait découvert des choses, qu’il avait des soupçons, qu’il avait envie de faire un film dessus, mais qu’il fallait que je sois avec lui. C’était compliqué car il savait qu’il faudrait fouiller dans des histoires de famille et affronter vraisemblablement le déni de ses parents. Il lui fallait un garde-fou en quelque sorte. Nous nous sommes ensuite vus, et il m’a fait comprendre qu’il avait besoin de quelqu’un pour l’aider humainement parlant, et quelqu’un pour écrire, formaliser cette voix qui allait accompagner ce film. Ça a été une écriture très très spéciale. On a l’habitude d’écrire ensemble des scénarios, mais là, c’était totalement inédit. J’ai dit qu’on devait complètement inventer une façon de travailler sur ce film, car on ne pouvait absolument pas calquer la méthodologie qu’on avait utilisée pour adapter mon roman. Je lui ai proposé de partir tous les deux quelques jours, pour l’enregistrer pendant des heures où il allait tout me reraconter. J’ai tout retranscrit, et une sorte de matière-texte est sortie, une matrice pour commencer à travailler sur l’élaboration de ce qui pourrait peut-être devenir un film. Il l’a retravaillée, retaillé dedans, sélectionné des phrases. C’était le work in progress d’écriture. Et à côté, il y a avait la vie puisque comme vous l’avez vu, le film est complètement branché sur la vie, avec son côté imprévisible comme avec le décès de son père en plein milieu du projet. Aller à Casablanca ensemble fut le premier pas, avec quelqu’un qui prenait des images. On a cherché la tombe de Christine, où on a découvert l’existence de cette dame qui l’entretenait. Après cette première étape où j’étais donc avec lui, la narration s’est un peu imposée d’elle-même, puisque c’était presque une enquête. Sitôt qu’il se passait quelque chose, il m’appelait et on se remettait à écrire, en ajoutant un chapitre, une séquence. Ça a été une écriture au long cours puisque le scénario n’était jamais fini, qui a duré quatre ou cinq ans je crois. On savait très bien que ce qu’on présentait au CNC n’était qu’une matière transitoire – le père d’Eric était toujours vivant à ce moment-là, on ne savait pas s’il allait obtenir quelque chose de sa mère.
Qu’est-ce qui a été le plus dur ou compliqué sur ce projet pour vous ?
Cela n’a pas été ni dur, ni compliqué, mais j’avais en tête quelque chose qui me semblait important : éviter que ce soit un film de colère. Immodestement, si j’ai pu servir à quelque chose, c’est ça. Eric l’a compris très vite, que l’enquête portait aussi sur une femme, sa mère, qui est dans le déni, avec des raisons de l’être. Je lui disais, au début de l’écriture, qu’il fallait considérer sa mère comme un personnage. Un personnage qui n’est pas défendu, dans un roman ou dans un film, devient une caricature. Bien sûr qu’il allait falloir qu’il affronte les choses avec sa mère – il en avait un besoin strict – mais qu’il fallait aussi toujours imaginer que c’était une femme qui avait eu un très grand deuil, qui probablement dans cette époque-là, dans cette société-là avait été confrontée à la honte. Prendre tout ça en compte, et se mettre aussi à sa place à elle. Je n’avais pas peur que ce soit un procès de A jusqu’à Z, mais je sentais qu’Eric ne devait pas la regarder uniquement avec les yeux du fils à qui on a menti.
En effet, il n’y a aucun jugement, et uniquement de l’amour. C’est sincèrement admirable.
Je crois que c’est la grande réussite du film, qui tient beaucoup à cette scène à Casablanca où la mère d’Eric raconte comment la mort de sa mère lui a été cachée. Ce n’était pas dans le scénario. Simon Jacquet et Eric l’ont mise dans le montage. Je n’en suis pas responsable, donc je peux me permettre de dire que c’est merveilleux : tout à coup, on comprend pourquoi cette femme était dans une reproduction, pour employer un terme psychanalytique. Je suis d’accord avec vous, in fine, la grande réussite d’Eric est d’être parvenu à faire son film – il en avait besoin car il était héritier d’un mensonge – , et en même temps il regarde cette femme avec beaucoup d’humanité. J’y tenais beaucoup car je vois énormément de documentaires, et je suis extrêmement sensible, voire susceptible par rapport au regard des documentaristes. Il y a vraiment des films de Raymond Depardon qui me gênent, et a contrario, un Louis Malle, Edgar Morin et Jean Rouch avec Chronique d’un été ont des regards d’une telle humanité. Dans la série Strip-tease, il y avait bien sûr des choses spectaculaires, mais ce regard-là ne me va pas. Au final, je suis heureux parce dans ce film, il y a la tendresse que je connais à Eric. Je ne dis pas ça de beaucoup de garçons. Il est tranché, il a des partis pris radicaux, il est exigeant, même intransigeant mais c’est quelqu’un de tendre. C’est important que le film ait cette image-là.
Marathon des Mots « Centenaire Henry Bauchau » Eric Caravaca et Arnaud Cathrine – 2013
© Gilles Vidal
Avez-vous été consulté au montage ?
Je suis venu en salle de montage, j’ai donné mon avis sur des choses qui me plaisaient plus ou moins, des petits trucs. Il en a tenu compte ou pas. Il m’a demandé de venir retravailler une semaine, car il y avait des phrases qui ne lui allaient pas, et il avait raison. C’était trop bavard. L’image racontait très bien des choses qui n’avaient pas besoin d’être racontées avec la voix off. Sinon, j’ai vraiment laissé Eric et Simon Jacquet faire, car c’est encore une affaire de narration. Quand le film arrive au montage, il s’agit de raconter l’histoire encore autrement que ce qu’on avait envisagé. Il y a des choses qui tiennent, d’autres non, des choses qu’on avait imaginées sur le papier et qui tournées ne marchent pas. J’estime, et pour Le Passager c’était déjà le cas, qu’il faut laisser le réalisateur et le monteur faire. C’est eux qui savent, qui ont essayé plein de trucs. J ‘ai un peu mis mon grain de sel, mais je ne voulais vraiment pas les encombrer.
Aviez-vous conscience à l’écriture du scénario ou du montage qu’une histoire aussi intime allait toucher autant de monde, être universelle ?
Eric s’est aperçu des liens que le silence dans les familles pouvait avoir avec la grande histoire, et notamment la guerre d’indépendance en Algérie, toute la période tellement taboue de la décolonisation. Arriver à faire des va-et-vient entre la petite et la grande histoire l’a autorisé à raconter cette petite histoire. Moi, j’en étais certain avant, et lui non, mais c’est tout à fait normal. L’histoire d’Eric me touchait tellement que si on s’y prenait bien, normalement, elle toucherait les autres. Carré 35 est vraiment son film, plus que Le Passager qui l’était pourtant déjà. Je me suis vraiment mis au service de son « je », pour l’accompagner, d’être porte-voix quand il me demandait d’écrire. C’était vraiment son film. Et donc, j’avais une sorte de distance, de recul que je n’ai pas habituellement, a fortiori quand on s’appuie sur un de mes romans. Il a eu du mal à y aller, à dire « je », par pudeur et c’est une chose que je respecte infiniment, étant moi-même pudique. A chaque fois qu’on développait quelque chose de personnel chez lui, sur son ressenti, il disait « ce n’est pas intéressant » alors que je lui disais que si. Annie Ernaux l’a dit d’une façon beaucoup plus jolie : l’universalité commence dans l’individuel, le singulier et dans l’intime. J’étais vraiment convaincu que ce film allait toucher les gens, justement en n’ayant pas peur d’aller dans l’intime, dans la prise de parole à la première personne du singulier. J’en ai eu la confirmation pour la première projection en public au Festival de Cannes, où les gens étaient étranglés d’émotions à la fin du film.
Qui a eu la bonne idée d’inviter Florent Marchet pour la musique ?
Eric ! Je les ai présentés il y a longtemps, ils se connaissent très bien. Florent avait déjà composé la musique de Neuf jours en hiver d’Alain Tasma, qu’on a écrit avec Eric à partir de mon roman Je ne retrouve personne. L’accompagnement musical pour Eric était extrêmement important. Il fallait des choses subtiles, ni démonstratives, ni lourdes. Florent était donc l’homme de la situation car il sait travailler le filigrane. Ils ont travaillé en studio tous les deux, et m’ont envoyé régulièrement les musiques pour me demander mon avis. Il fallait pour ce film qu’Eric soit entouré d’amis, car cette matière très intime n’est pas une histoire romanesque comme une autre. On ne peut pas la confier à n’importe qui. Je comprends qu’il ait eu à cœur de s’entourer d’amis, comme avec Simon Jacquet qui est le parrain du fils d’Eric et avec qui il a fait le montage. La présence de Florent était une évidence.
Entretien réalisé par Carine Trenteun, le 30 octobre. Merci à Arnaud Cathrine pour sa disponibilité.
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