J’ai à peine eu le temps de me pincer. D’abord parce que le prélude à l’après-midi d’un faune a démarré presque sans un geste de Tugan Sokhiev. Ensuite parce qu’il a bien fallu qu’il enchaîne et que la musique a pris le dessus. Mais oui le flûtiste solo a réalisé l’impensable, il a planté son introduction. J’aurais aimé l’oublier, mais ses respirations bruyantes, son manque de délicatesse dans cette pièce et surtout dans l’adagio du concerto de Ravel m’ont passablement perturbé. Je n’ai pu l’oublier que lorsque Chausson l’a recouvert, grâce aux flûtes par trois et à un volume orchestral considérable.
Avançons tout de même ! La pièce de Debussy était une mise en bouche, proposée au dernier moment en remplacement d’une création française de Benjamin Attahir. Peut-être manquait-il une répétition pour donner une vraie « patte » Sokhiev à l’œuvre, où l’on peinait à discerner les désirs incandescents du Faune.
Et puis la nouvelle star est entrée en scène. Lucas Debargue, dont on parle tant depuis qu’il a obtenu un prix au concours Tchaïkovski en 2015, s’est avancé, grande bringue en chemise, les doigts arrivant aux genoux. Il allait donc jouer pour la première fois le mythique concerto en sol de Ravel avec l’ONCT et Tugan Sokhiev. Premières mesures tendues avec des glissandi impeccables, et tout à coup arrive son premier solo, meno vivo, où il imprime brutalement sa marque. Un rythme heurté, des dissonances affirmées, pas du tout le chaloupé pré-jazz que l’on a ancré dans notre mémoire auditive. Pendant tout ce premier mouvement, il joue des contrastes et des frottements, des mouvements contraires, cherchant la confrontation plus que le fondu. Il ne cherche pas à plaire, à faire joli. L’orchestre le suit à peu près, Sokhiev attentif. Une mention spéciale pour la harpiste, qui s’était déjà distinguée dans le Debussy et qui par sa délicatesse et sa virtuosité nous émerveille.
Rupture fondamentale imposée par la partition dans le deuxième mouvement. Debargue en maîtrise totale. Une main gauche immuable, parfaitement dosée, toujours présente au juste niveau, ni trop forte ni absente. Équilibre parfait des plans sonores, articulé inouï, des niveaux de pianissimi impressionnants. Quelle main droite, quel chant… j’en suis bouleversé. Aussi je tombe de tellement haut quand la flute solo, pourtant marquée piano sur la partition, entre en criant ! Le ton est donné pour la suite : l’orchestre joue fort et cette fameuse main droite du pianiste, qui passe à la double puis à la triple croche avec délicatesse, est avalée. Ce n’est pas faute de voir le bras gauche de Sokhiev faire de manière répétée ce geste vers le bas « moins fort, moins fort »… Las, les solistes de l’orchestre n’en font qu’à leur tête. C’est leur moment de gloire après tout. Debargue ne rentre pas dans le jeu, il reste discret, on ne l’entendra plus dans ce mouvement d’un nouveau concerto pour bois avec piano obligé.
Le troisième mouvement nous embarque dans une course à l’abîme de deux lignes parallèles, celles du piano et celle de l’orchestre. Ils se croisent parfois, grâce aux coups d’œil répétés de Sokhiev vers un Debargue attentif, mais la fusion du premier mouvement n’est pas revenue. Bien sûr ce mouvement n’est pas celui du dialogue, c’est une frénésie ininterrompue et on ne boude pas son plaisir. Quelle musique après tout ! Ça crache, ça rit jaune, ça vous embarque malgré vous. Jusqu’au magistral coup de grosse caisse final.
Le jeune pianiste nous accordera deux rappels : une première Gnossienne de Satie, dont la parenté avec le début de l’adagio n’aura échappé à personne, et où l’on retrouve avec délectation le même équilibre des mains, les mêmes pianissimi d’une subtilisé impressionnante. Puis la Barcarolle de Fauré, bien enlevée.
Après deux « scies » absolues où le critique a des dizaines de référence en tête, il est difficile d’aborder une œuvre pourtant majeure que l’on n’a entendu qu’une ou deux fois. Ernest Chausson est ce compositeur français qui ne s’assume pas pleinement comme peut le faire un Franck au même moment, tant il est encore troublé par l’influence de Wagner. L’œuvre reste puissamment originale, puissante en tout cas. L’orchestre donne ici sa pleine mesure, emplissant enfin la salle à l’acoustique difficile.
Dès l’introduction du premier mouvement on est pris dans une profusion sonore qui ne connaîtra aucun relâchement. Le son est plein, les fortissimi de l’orchestre vous remplissent les oreilles avec bonheur. La clarinette solo s’exprimera à plusieurs reprises avec une très grande justesse. Les dialogues entre les groupes d’instruments sont parfaitement menés. L’œuvre cyclique trouve son achèvement dans une troisième partie très riche et profuse qui ne vous lâche jamais, d’une inventivité qui ne trouve pas de limites. C’est particulièrement vrai avec cette bulle cuivrée au milieu du mouvement, moment qui ne connaît pas d’équivalent où le pupitre des cuivres prend les commandes dans un véritable récital emmené par une trompette solo magnifique. Pari réussi : on n’attend plus qu’une occasion de réécouter l’œuvre.
Thibault d’Hauthuille
Orchestre National du Capitole de Toulouse, dirigé par Tugan Sokhiev, avec Lucas Debargue : Debussy, Ravel et Chausson. Halle aux grains, vendredi 17 février