Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
Rue du Puits Vert, l’autre soir, une « punkette à chiens » s’emportait contre l’un des deux animaux qui la suivaient en trottinant : « Dépêche ! », « Allez plus vite ! », « Dépêche, je te dis ! », « Grouille putain ! ». Le chien en question était affublé du nom de « Bitch » à chaque invective, à moins que ce ne soit « Beach », mais cette seconde hypothèse ne me paraît pas la plus probable. J’avais déjà assisté à des scènes plus rudes. Outre les cris, parfois des coups pleuvent sur les bêtes charriées dans leur sillage par des marginaux, souvent jeunes. On peut supposer que nombre de ces individus, en rupture et/ou en révolte contre la société, ses contraintes et ses coercitions sont animés par une « philosophie » ou un état d’esprit assez proche du « Ni dieu, ni maître » cher aux anarchistes. Il est alors curieux que certains usent avec leurs animaux d’attitudes qu’ils n’aimeraient pas – à juste titre – subir eux-mêmes. Sinon à considérer que l’exercice de l’autorité, de la force, voire de la violence envers plus faible que soi fasse partie, hélas, de la nature humaine.
Depuis plusieurs mois, des mendiants – officiant notamment rue Alsace-Lorraine et qui semblent issus de communautés Roms d’Europe de l’Est – sont accompagnés de chats. Les animaux sont quelquefois tenus par une laisse afin qu’ils ne s’éloignent pas, ce qui n’empêche guère les plus jeunes de jouer. Une gamelle est posée devant eux. Au fil du temps, on peut d’ailleurs voir les félins prospérer à l’image de ce chaton blanc et noir devenu presque un adulte. Quand il fait froid, une couverture les protège ou bien ils se lovent contre la poitrine de leur propriétaire. Évidemment, l’animal est là pour attendrir le passant et par là même glaner quelques pièces. Cependant, le soin avec lequel ces chats sont traités inspire de bons sentiments envers leurs maîtres.
Ces quelques chats donnent un petit côté stambouliote à la ville rose. Dans la mégalopole turque, riche d’au moins quinze millions d’habitants, le minet est roi. Les matous pullulent. Il doit y en avoir trois millions (estimation totalement subjective fondée sur aucune étude scientifique). Ils se pavanent, trônent, observent l’agitation des humains autour d’eux d’un œil débonnaire. Ils sont partout et de toutes les couleurs, font partie non du décor mais de la vie. Ils n’appartiennent à personne et sont à tout le monde. Il ne viendrait à l’idée de quiconque, à l’exception inévitable de quelques galopins, de les brusquer. Même les chiens, pour le coup bien plus discrets (naguère, il est vrai, leur sort fut réglé de manière aussi brutale que définitive), en ont pris leur parti. Beaucoup ont leurs habitudes dans des boutiques, des cafés ou des restaurants dans lesquels les habitués prennent place sur des chaises. Sur le pont de Galata, ils attendent sagement auprès des pêcheurs quelques petits poissons. De toute façon, ils savent que n’importe où ils seront nourris par les Stambouliotes.
On nous pardonnera cette digression sur les rives du Bosphore, mais je rêve parfois d’une Toulouse où le chat serait roi, sans domicile fixe, laissant libre cours à son instinct libertaire à la fois indépendant et paisible : ni dieu, ni maître.