Anne Lefèvre et ses partenaires réenchantent notre quotidien dans un geste théâtral « indisciplinaire ». « Je dirai qu’il est trop tard quand je serais mort.e » ou comment se réappropier notre monde face à l’injonction de la catastrophe.
Evoquer la figure d’Anne Lefèvre, évoquer un spectacle d’Anne Lefèvre, comédienne et directrice du Vent des Signes – espace théâtral qui vous fouette les sens – c’est associer à cette évocation le mot « partage ». Assister à un spectacle d’Anne Lefèvre, ce n’est pas simplement être spectateur, c’est partager avec elle ses doutes, ses interrogations, ses espoirs, ses colères, ses peurs, ses joies, ses angoisses, ses éclats de rire enfantins, ses désirs. Désir de l’autre, désir d’inconnu et d’inattendu, désir de contourner l’ordre politique, de créer de nouveaux espaces d’existence. C’est inventer avec elle des irruptions de vie. C’est faire ensemble acte de résistance pour ne pas s’effondrer avec le monde.
La saison dernière, Anne Lefèvre avait invité qui le souhaitait, pendant trois soirées, à entrer dans son théâtre pour un « partage de matériaux » de sa prochaine création. On y avait circulé comme dans une maison en construction, on y avait fait connaissance avec les artistes-colocataires, on y avait même dansé, interprètes et spectateurs confondus, sur le plateau transformé en dance-floor… C’était en plein hiver, il faisait froid mais on s’est tenu chaud. On y avait découvert là, les graines, les semences d’un spectacle en gestation. Le spectacle depuis a germé et poussé et aujourd’hui le voici : « Je dirai qu’il est trop tard quand je serais mort.e ». Un titre à la Rodrigo Garcia, furieusement optimiste, volontairement combattif. Tant qu’il y a du présent, il y a du rêve. Tant qu’il y a de l’humain, il y a du vivant.
Alors que sont ces matériaux ?
Il y a d’abord le dire : Un texte qui, signé de la plume généreuse et fiévreuse d’Anne Lefèvre, vient vous chercher, vous prend par la main, vous interpelle et vous regarde droit dans les yeux. Ce texte dont le point de départ était la question : « ce serait quoi ton rêve pour un autre monde, aujourd’hui ? » a émergé de diverses rencontres avec des artistes issus de la danse, de la performance, du théâtre, de la vidéo, des arts plastiques… Un texte commençant par « on dirait que », comme lorsqu’on était enfant et que tout était possible. On dirait qu’on dirait la vérité. Ainsi, on dirait qu’on pourrait envisager le monde autrement, « qu’on pourrait opposer à l’injonction de la haine, le miroitement des lucioles », « qu’on se rallierait tous dans le vivant ».
Sur le plateau, il y a donc aussi et surtout ces cinq êtres rêveurs* – mais lucides – dont les belles individualités créent un précipité de vies composé de récits, de danses, de chants, d’images, d’actions. Un poème visuel et performatif multicolore « traquant notre en-commun d’humanité » et invitant le spectateur lui aussi au geste poétique. Après « J’ai apporté mes gravats à la déchetterie » en 2012 qui nous conviait à nous défaire de toutes les casseroles qui nous empêchent d’être au plus vrai de nous-mêmes et des autres, l’heure est à la reconstruction. Alors, on sème (on s’aime). On arrose et on attend. Et surtout on continue de semer même si ça ne pousse pas toujours !
Et enfin, il y a l’écrin accueillant ce « dripping » humain. Anne Lefèvre et son équipe ont imaginé un plateau en forme d’ « oasis », un ensemble d’espaces s’interpénétrant les uns les autres par un jeu de drapages et d’habillages de polyane, tout en lumière douce et ouvertures. Comme si face à ce XXIè siècle frappé de désastre humain, créer des îlots de paix serait plus que jamais une question de survie. Et puisqu’il semblerait que nous soyons dans l’impuissance politique de rêver un autre monde possible, tachons d’être dans une puissance poétique capable de l’imaginer, de l’écrire, de le mettre en oeuvre. Histoire de se rappeler que nous avons le choix. C’est ce à quoi nous invite ce spectacle. « Risquer le partage, au jour le jour, au plus nu sous le regard de l’autre. Rester en alerte du désir. » écrit Anne Lefèvre. Et si le rêve devenait réalité ? Réponse dans quelques jours…
Sarah Authesserre
Une chronique du mensuel Intramuros
*Anne Lefèvre, Audrey Gary, Sébastien Bouzin, Alain Chaix, Fabien Gautier
Du 27 au 30 septembre & 1er octobre, au théâtre Le Vent des Signes, 6, impasse de Varsovie, Toulouse, 05 61 42 10 70,