Chaque mercredi, nous vous proposons de découvrir ou redécouvrir un film américain passé inaperçu lors de sa sortie.
Dans les années 1990, Joel Schumacher est devenu la tête de turc favorite de la critique, le cinéaste que l’on aimait détester. Certes, sa filmographie comporte des films ratés tandis que nombre de fans de l’homme chauve-souris ne lui ont jamais pardonné Batman Forever (1995) et Batman & Robin (1997). Mais c’est surtout au plan idéologique et politique que les noms d’oiseaux ont fusé : réac, facho, homophobe, apologiste de la peine de mort et de l’autodéfense… N’en jetez plus ! À propos du Droit de tuer ? (1996), Les Inrocks s’enflammaient : « charge crypto fasciste », « effroyable racisme social », « thème nauséabond, scénario puant », « abjection ». Et le journaliste, Olivier Nicklaus, de terminer sa descente par : « on demande simplement le droit d’arrêter de gerber. » Aux Inrocks, on a de la suite dans les idées, ou du moins dans les chutes. En effet, trois ans plus tard, l’éreintement de 8 mm par Olivier Père se concluait par « 8 mm est à gerber. » Décidément, les plumes cinéma de l’hebdomadaire ont l’estomac délicat. Avant cela, « Schumi » avait reçu son lot traditionnel d’injures : « Schumacher, on le savait déjà, est un cinéaste dégueulasse, avec une caméra en forme de groin », « Le nouveau film de Joel Schumacher est une invitation au voyeurisme le plus abject », « le film illustre des idées ouvertement fascistes ».
Ironie de l’histoire, si l’on peut dire, Joel Schumacher est plutôt politiquement un « libéral » (au sens américain du terme, c’est-à-dire plus proche des démocrates que des républicains – du moins, il se revendique libéral et déplore la montée des moraliste des mouvements d’extrême droite aux Etats-Unis). Homosexuel, il est également un militant actif des droits des gays et des lesbiennes. En outre, on peine à imaginer que des comédiens comme Julia Roberts, Robert De Niro, Cate Blanchett, Robert Duvall, Anthony Hopkins, Jim Carrey, Nicole Kidman, Matthew McConaughey, Sandra Bullock, Kevin Spacey, Samuel L. Jackson, George Clooney, Philip Seymour Hoffman, Kiefer Sutherland, Susan Sarandon, Tommy Lee Jones, Chris Rock, Colin Farrell ou Michael Douglas auraient accepté de tourner (parfois à plusieurs reprises) avec le sinistre fasciste que certains décrivent… Peu importe, avant lui, Peckinpah, Schrader, Scorsese ou Eastwood eurent droit aux mêmes motifs d’inculpation de la part des moralistes et des bien-pensants.
S’il n’est évidemment pas l’égal de ces cinéastes, Schumacher a signé des films très efficaces (Chute libre, Le Client d’après John Grisham, Veronica Guerin) ainsi que des films de genre ou des séries B très originaux comme Tigerland (vision quasi documentaire de l’instruction de recrues appelées à se battre au Viêt Nam), le thriller Phone Game (d’après un scénario du grand Larry Cohen qui se déroule presque entièrement dans une cabine téléphonique…), Le Nombre 23 ou Blood Creek – petites productions assez loin des blockbusters (les Batman, Bad Company) que l’industrie hollywoodienne lui a aussi confiés. Dans cette filmographie disparate, 8 mm, sorti début 1999, est un petit bijou noir et âpre. Un détective privé en quête de fortune (Nicolas Cage) est chargé par une riche veuve d’authentifier un film amateur tourné en huit millimètres trouvé dans les archives de son défunt mari. Une jeune fille y est suppliciée et assassinée. S’agit-il d’un « snuff movie » ou d’un banal bidonnage ? Épaulé par un vendeur dans un sex-shop (Joaquin Phoenix), le privé va plonger dans un monde de déviances et de perversions où tout semble pouvoir s’acheter. Écrit par Andrew Kevin Walker, scénariste du Seven de David Fincher, 8 mm peint entre fantasmagorie et réalisme un univers poisseux, glauque et pourtant terriblement banal par les pulsions et les désirs qui l’animent : le sexe, la domination, le voyeurisme, la violence… Si le récit répond aux exigences du genre (tension, suspense, rebondissements…), Schumacher s’autorise des moments de latence, des scènes redonnant corps et âme à des êtres – dont au premier rang la victime présumée – promis à devenir des signes et des images consommables. Œuvre sur le regard et le Mal, 8 mm n’est pas loin de la vision désespérée de la condition humaine d’American Psycho de Bret Easton Ellis (« Abandonne tout espoir toi qui entre ici »). Réalisé par Lang, Hitchcock, De Palma, Cronenberg ou Polanski, 8 mm aurait pu être un chef-d’œuvre. Par Joel Schumacher, c’est juste un excellent film. Avec en prime un James Gandolfini inoubliable qui allait bientôt s’appeler Tony Soprano… Quant à Schumacher, on l’a retrouvé récemment à la réalisation d’épisodes de House of Cards.