Du Tarn au Tennessee en passant par Limerick et Lorient : le groupe Doolin’ !
En concert à Rio Loco vendredi 17 juin. Nouvel album disponible en digital le jour même, en CD le 24 juin.
La musique naît quelque part, sous une hutte, dans une mansarde, un garage ou le salon d’un château, puis elle s’étoffe, prend du muscle, en vient à exprimer parfaitement l’âme d’un homme, d’une tribu, d’un peuple, d’un pays. Un jour, elle quitte les parages pour commencer son voyage sur la planète, comme une brume poussée par les vents. En chemin, elle touche d’autres âmes et, en se frottant et mêlant à leurs vibrations tout aussi particulières, elle devient leur langage. Comme le football, le whisky ou le le réalisme magique, une forme de musique peut être appréciée et faite n’importe où et par n’importe qui, en tout cas loin de son berceau et de ses inventeurs. Pour quelle raison une Croate ne pourrait-elle jouer du blues avec authenticité, un Japonais devenir le meilleur interprète de sa génération des Suites de Bach, un Italien chanter Brassens, un Russe faire du rockabilly, un Africain chanter Puccini, un Américain prétendre à une place au panthéon du flamenco ? Ne sommes-nous pas tous des humains, soumis aux mêmes expériences de joie et de souffrance, même si leurs conditions semblent différentes, et vibrant aux mêmes ondes ? Certains pensent que ce sont les vainqueurs qui imposent leur récit et écrivent l’Histoire et, de la même manière, persuadent les gens que leur propre musique, même si elle-même a des sources diverses, insoupçonnées ou honteuses, est la seule valable, comme une fanfare envahissante. Mais je crois que, si la musique ne captive pas en dehors de ses bases, c’est qu’elle n’est pas très bonne ou relève d’une tradition trop complexe.
Pour terminer ce bavardage et avant d’en arriver à évoquer la sueur des virtuoses en action, un peu de Jankélévitch ne peut pas faire de mal. Le philosophe écrit dans La Musique et l’Ineffable que « …l’homme tient passionnément, infiniment à ce qui ne dure qu’une seconde, ou n’arrive qu’une fois, comme si la seule ferveur de sa dilection pouvait retenir et pérenniser la divine inconsistance ; encore que renouvelable, le charme de la musique lui est précieux comme nous sont précieux l’enfance, l’innocence ou les êtres chers voués à la mort. » Ou encore : « La musique ne nous donne pas la béatitude des dieux, mais elle peut, elle le médicament de la tristesse et le consolament de l’affliction, rallumer en chaque homme, pendant un instant, l’étincelle de joie, faire de chaque homme un demi-dieu. »
En tout cas, le folk irlandais me paraît plus excitant, consolant et subtil que la bourrée auvergnate, bien qu’il ait, au fond, les mêmes fonctions. Il y a un mélange de virtuosité improvisée autour de mélodies aux accents mélancoliques et parfois pleines de souffrance, de transe propice au bal et de bonne humeur contagieuse, qui fait mouche. Les Irlandais eux-mêmes sont depuis longtemps passés à autre chose, et ils ont donné au monde du rock Rory Gallagher, Thin Lizzy ou bien sûr U2, mais ils paraissent encore attachés à ces racines musicales qui ont ensemencé les USA et nous donnent envie de siroter une brune au col couleur d’ivoire dans un pub comme le Dubliner’s, avenue Crampel à Toulouse, en pensant à la révolution ou à une fille.
En ce lieu, il arrive que se retrouvent des guitaristes, violonistes, chanteurs et tambourineurs autour d’un répertoire qui fait voyager jusqu’à Cork ou Galway. Les musiciens du groupe des environs de Puylaurens et Toulouse Doolin’ y ont sans doute fourbi leurs armes et se sont acoquinés avec des airs entendus. Il y a les frères Besse qui ont fait du rock dans les années 80 puis accompagné des chanteurs de variétés avant de découvrir la vérité dans le « reel », et les frères Fournel, l’un aux flûtes nommées whistles, l’autre au tambour appelé bodhrán (et vice-champion d’Irlande de cet instrument en 2004). Le bassiste avait fondé le groupe de départ, The Gartloney Rats, qui injectait de la pop aux airs traditionnels irlandais. Le violoniste s’amuse lui aussi comme un jeune druide sous potion magique ; il pourrait jouer Vivaldi ou des airs occitans avec le même bonheur.
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Doolin’, depuis 2005, fait sauter les chapeaux et danser les coeurs dans un style acrobatique, virtuose, poignant. Les musiciens du groupe fouettent leurs chevaux avec énergie mais des gestes gracieux.
Je lisais il y a peu un roman de Stephen King, Coeur perdu en Atlantide, et l’un des personnages s’appelle Harry Doolin. C’est une brute d’ado qui martyrise la petite Carol avant de se faire méchamment botter le train par l’amoureux de celle-ci. Dans La Tour Sombre du même King, une famille porte aussi ce nom. Il me semble que les Dexy’s Midnight Runners ou Van Morrison entonnaient des doolin doolin dans certaines de leurs chansons. Il y a aussi Doolin’Dalton dans un vieil album des Eagles. Mais on sait que Doolin’ doit son nom d’un petit village de la côte ouest de l’Irlande, « réputé pour sa musique traditionnelle et haut-lieu du « craic », cet esprit de fête typiquement irlandais. »
Doolin’ a enregistré plusieurs disques et ils sont vraiment bons ; la chanson Angels are Free est tout bonnement géniale. Le groupe s’est donné à fond dans les festivals de musiques du monde et de jazz en Europe (leur CD live au festival interceltique de Lorient » donne la fièvre), a partagé la scène avec Alan Stivell, Carlos Nuñez, Dan Ar Braz et de grands musiciens irlandais qui ne tarissent pas d’éloges à leur sujet. Il a créé pour les Hivernales du Documentaire un ciné-concert sur L’homme d’Aran, film-documentaire de Robert Flaherty (1934), participé à Celtic Legends puis tourné avec succès en Irlande, en Angleterre et en Allemagne, et joué dans d’innombrables fêtes de la Saint-Patrick.
Je me souviens d’un concert époustouflant au Bikini et un autre, pareillement survitaminé mais précis, dans un bled du Comminges. Pour l’anecdote, la scène finale du banquet gaulois dans « Astérix et Obélix au service de Sa Majesté », est illustrée par leur morceau High Reel !
Sans aller jusqu’à la salvatrice attitude punk des Pogues, les Doolin’ intègrent à leur amour des formes traditionnelles, doublé d’une compétence et d’une générosité instrumentales ahurissantes, une bonne dose de modernité, sous forme de riffs, d’harmonies et de fougue. Le chanteur principal est un croisement entre Bono, Christy Moore et Jay-Z.
Du coup, ils font un tabac (utilisons cette expression avant qu’elle soit interdite) partout où ils passent, d’abord en Irlande où, pourtant, un conservatisme pointilleux aurait pu les réduire en bouillie.
En juin 2015, après un concert commun, la joueuse de banjo Alison Brown (4 Grammy Awards) et son mari Garry West, co-fondateurs de Compass Records, les invitent à venir enregistrer dans leur studio à Nashville et leur présentent le producteur John Doyle, guitariste et fondateur du groupe Solas qui est « l’un des pionniers d’une musique irlandaise moderne dont Doolin’ se réclame. »
Nashville est la Mecque de la country, qui est devenu une vilaine soupe R’nB’ mais quelques pépites arrivent toujours à en sortir (Chris Stapleton), et de toute Americana qui se respecte. C’est souvent le lieu rêvé des Français, et Dadi, Eddy ou Johnny y ont enregistré des disques avec les requins locaux, des musiciens qui pourraient jouer en lisant le journal mais sont souvent indépassables.
Doolin’ revient donc de Nashville, où ils ont enregistré leur nouvel album, celui des dix ans. Ils y ont fait jouer Jerry Douglas, omniprésent et monumental joueur de Dobro à plat (14 Grammy Awards, Alison Krauss & Union Station, Elvis Costello… ), le vétéran Kenny Malone (percussionniste de Ray Charles, Johnny Cash, J.J. Cale) et d’autres.
Après ces séances américaines où ils ont dû tripper grave et bu du petit lait en payant des cachets formidables (mais leur campagne KissKissBankBank a dépassé leur plan prévisionnel), Doolin’ est allé compléter l’enregistrement en Irlande avec des cadors locaux.
On nous annonce que, pour cet album important, le groupe « a écrit et réunit plusieurs morceaux sur le thème de la grande famine et de l’exil irlandais. » Il y a du concept dans l’air. Ils apparaissent d’ailleurs désormais en costume d’avant 1916, et on les imagine facilement dans une scène de Gens de Dublin ou du Jeune Cassidy. Ils ont composé les chansons Song for John et Sailing Across The Ocean, la ballade Itinerant Singing Boy d’après un poème de Jane Francesca Wilde, la mère d’Oscar Wilde. Ils ont adapté Famine de Sinead O’connor avec une rappeuse new-yorkaise et repris The Ballad of Hollis Brown de Bob Dylan (et non les Lacs du Connemara de Sardou). « Pour la touche française, ils ont transformé la célèbre Jig The White Petticoat en une valse de jazz musette, rebaptisée Le Jupon Blanc et repris Amsterdam de Jacques Brel. »
Il suffit, pour être alléché et me croire, d’aller écouter les extraits des chansons sur le site du groupe.
Enfin, je n’aime pas trop les bons sentiments mais l’Eire est papiste. Les Doolin’ « ont voulu faire un parallèle entre la grande famine irlandaise et celles qui touchent trop souvent le continent africain, en composant Reel Africa avec des percussions et rythmes d’Afrique de l’Ouest » et reverseront 10% des recettes de l’album durant les trois premières années de son exploitation à la fondation Grameen CA pour soutenir des projets de développement agricole en Afrique.
En tout cas, comme le chante Springsteen dans Thunder Road, il faut parfois « s’arracher de là pour gagner ». Après Rio Loco et quelques dates en France, Doolin’ part en tournée à l’automne, en Grande-Bretagne et en Allemagne où le public semble se passionner sérieusement pour la musique et apprécier à la fois les exploits musicaux et les élans d’un coeur vrai, alors qu’ici nous aimons surtout les discours et les faux prophètes.
Greg Lamazères
du 15 au 19 juin 2016