Toutes les mesures de sécurité ont été prises : sorties de secours bien indiquées, extincteur bien en vue. Mais encore une fois, mélomanes et drammophiles [1] se déchirent.
Quoi ? Pas de turbans, pas de plumes ? Quoi ? De la fesse, du sexe, des fouets ?
Le Scarpia de Luc Bondy avait fait scandale en 2009 entre autres parce que trois prostituées lui procuraient des soins particuliers en son salon [2]. Mais personne ne s’est jamais offusqué que le même Scarpia soit sauvagement assassiné sur scène, comme Carmen, comme tant d’autres. Étrange hiérarchie des valeurs que celle de l’opéra : la mort plus acceptable que le corps.
Qui sont donc aujourd’hui ces esclaves au service des puissants ? Des corps formatés, interchangeables, payés par de l’argent sale. Alors oui, Laura Scozzi montre cela, explicitement, peut-être trop explicitement : certains ne retiendront que ça. Un autre choix eût été de remplacer les filles par des robots : en 2048 (pourquoi 2048 : deux cents ans après l’abolition de l’esclavage en France et dans ses colonies ?), il y a fort à parier que les esclaves sexuels seront des machines [3]…
Donc Mustafà est un puissant bien de notre époque, s’ennuyant dans le luxe d’une grande villa en bord de mer, avec baignoire en or, tableaux surréalistes, hommes de main, personnel de maison et filles à tout faire. L’astucieuse tournette fait passer de la chambre au salon, de la salle de bain à la cuisine, du lit rond aux lits superposés. Un lampadaire entre et sort régulièrement. Elvira est blonde, Zulma discrètement voilée, Haly arbore ruban vert et lunettes noires, Lindoro manie pince coupe-tubes et sécateur.
Que les italiens soient des migrants en quête de travail, au fond, importe peu. Ils débarquent là, et leurs passeports sont confisqués. Le tempérament d’Isabella est immédiatement croqué : sbires ou compagnons d’infortune, les hommes sont des pigeons auxquels elle jette des ricciarelli… Le ridicule « oncle » Taddeo, en pyjama rayé, lunettes de myope, sac banane et tisane veut-il la reconquérir ? Elle le dédaigne, le nez dans Psychologies Magazine, en buvant sec. Et elle sait comment s’y prendre pour dompter les hommes, et enseigner sa manière à ses semblables. D’abord la toilette, qui parle clair à qui sait l’entendre. Elle l’aura choisie avec soin, sur défilé – et le couturier à dégaine de couturier n’en mène pas large ! Non, pas ce porte-jarretelles voilé d’un noir angoissant… ce sera Catwoman. Féminisme, indépendance, désir de vengeance, ce n’est évidemment pas un hasard. Le puissant se laisse fouetter, se laisse faire, pigeon à son tour. Uno stupido, uno stolto diventato è Mustafà.
Le titre de Kaïmakan ? Le ruban vert est épinglé vite fait bien fait, comme on remet un ruban bleu ou rouge… à presque n’importe qui. Mais les passeports sont toujours dans le coffre. Alors Mustafà sera drogué aux sédatifs – largement au-delà de la dose prescrite – comment imaginer autrement qu’il accepte le titre ridicule de Pappatacci ? Discours à la tribune, mascarade de cérémonie avec partisans uniformément affublés de traits botoxés… Et le puissant sera dépouillé, bijoux, Rolex, vaisselle, plomberie en or, vélo d’appartement et lampadaire baladeur. Les filles, auparavant, lui auront balancé son fric à la… figure.
Certes quelques lourdeurs entachent çà et là ce regard acéré et pertinent : une accumulation de symboles phalliques fait tomber le buffa dans la farce bas de gamme ; et le « couple » hors propos, malgré un comique de surenchère à la Tex Avery, fait, dès la projection à l’ouverture, beaucoup de « bruit »… pour rien.
Antonio Fogliani accompagne scrupuleusement le plateau, en particulier dans les difficiles ensembles, même si l’orchestre sonne un peu fort au premier acte. Les interventions des artistes du chœur, dont les mouvements et le jeu sont admirablement réglés, sont pure jubilation. La distribution des solistes est dominée par l’abattage de Marianna Pizzolato, formidable Isabella qui fait savoir qui elle est, et mène son monde et ses ornementations par le bout du nez. Pietro Spagnoli, Mustafà blasé, idiot puis drogué magnifique, rivalise de virtuosité avec le Lindoro aérien de Maxim Mironov et le Taddeo, très affirmé dans sa gaucherie, de Joan Martín-Royo. Gan-ya Ben-gur Akselrod est une Elvira un peu effacée, cependant que les voix chaleureuses et rondes de Victoria Yarovaya et d’Aimery Lefèvre donnent corps aux rôles moins exposés de Zulma et de Haly.
Aux saluts, toute la distribution est acclamée, les filles sont huées. Maudits corps…
[1] Pierre Michot. Mélomane et Drammophile – Dialogue. In Opéra et mise en scène, L’avant-Scène Opéra n°241, nov-déc. 2007
[2] Renaud Machart. L’exemplaire « Tosca » de Luc Bondy, soirée d’opéra parfaite, huée à New York. Le Monde, 23 sept. 2009
[3] Rose Eveleth. The truth about sex robots. bbc.com, 9 Feb. 2016
Photos © Patrice Nin
Théâtre du Capitole, 22 mai 2016
Une chronique de Una Furtiva Lagrima.