Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
Il me semblait bien que Faruk Hadžibegić avait joué au TFC. En deux clics sur la Toile, j’en ai eu confirmation. Huit matchs lors de la saison 2004-2005. Ce ne fut pas un passage très marquant, mais le fait que cet élégant libéro, dont le nom est lié au FC Sochaux et à la grande équipe nationale de Yougoslavie, ait évolué même brièvement à Toulouse s’était gravé dans un coin de ma mémoire. J’ai retrouvé Hadžibegić dans le magnifique livre de Gigi Riva, Le dernier penalty, qui vient de paraître aux éditions du Seuil. Je crois que je n’avais rien lu d’aussi fort et émouvant depuis À feu à sang, le recueil de nouvelles de Manuel Chaves Nogales publié en 1937 et édité en France en 2011 au Quai Voltaire, l’un des plus grands livres sur la guerre civile espagnole. « Histoire de football et de guerre » annonce le sous-titre du livre de Gigi Riva (parfait homonyme du champion italien qui illumina la Squadra Azzura et l’équipe de Cagliari).
L’auteur y retrace les sanglantes guerres civiles qui déchirèrent l’ex-Yougoslavie à travers le ballon rond (car ce fut d’abord dans les stades que montèrent les revendications nationalistes ainsi que les premières violences) et le destin d’une sélection nationale où se mêlaient joueurs originaires de Croatie, de Bosnie, de Serbie, de Slovénie, de Macédoine et du Monténégro. Riva évoque largement la Coupe du Monde 1990 en Italie et soulève une question apparemment futile, mais qui se révèle vertigineuse dans les hypothèses qu’elle ouvre : que se serait-il passé si Faruk Hadžibegić n’avait pas raté son tir au but dans la séance opposant la Yougoslavie à l’Argentine de Maradona en quarts de finale ? Que se serait-il passé si la Yougoslavie s’était qualifiée et avait gagné la compétition ? Les nationalistes croates, serbes, bosniaques auraient-ils pu mettre à feu et à sang un pays communiant dans la liesse et oubliant les querelles politico-ethniques ? Peut-être. Peut-être pas…
En ce temps-là, en 1990, la Yougoslavie comptait dans ses rangs de merveilleux joueurs comme Dejan Savićević, Robert Prosinečki, Zlatko Vujović, Safet Sušić ou Dragan Stojković – une « génération dorée » dont beaucoup jouaient (Hadžibegić Vujović, Sušić) ou joueraient (Stojković à l’OM après cette Coupe du Monde) dans le championnat de France dans lequel tant de grands noms venus de Yougoslavie s’étaient déjà illustrés. Pour les amateurs de ballon rond, cette diaspora ne compte pas pour rien. De Josip Skoblar à Dragan Džajić en passant par Ivan Ćurković, certains déjà cités et d’autres encore, ils ont orné les albums Pannini et les albums d’images de nos mémoires avant que les conflits fratricides des années 90 ne recouvrent ces patronymes et la géographie à laquelle ils renvoyaient de cendres et de sang.
Le 29 juin 1998, alors que les accords de Dayton avaient ramené la paix dans la région depuis près de trois ans, la Yougoslavie affronta les Pays-Bas au Stadium de Toulouse en huitièmes de finale de la Coupe du Monde et fut battue deux buts à un. Stojković était toujours là et Predrag Mijatović du Real Madrid rata un penalty à la 51ème minute en tirant sur la transversale. Après la défaite, la sélection yougoslave étancha sa soif et sa déception au Bar Basque, sur la place Saint-Pierre. À ce moment-là, j’étais au Why Not Café, bar voisin, mais j’en eus la preuve quand Cédric revint avec un maillot de l’équipe dédicacé au feutre par une dizaine de joueurs. Quelques mois plus tard, au printemps 1999, une autre guerre éclatait en République fédérale de Yougoslavie – nouvelle dénomination d’un pays réduit à la Serbie et au Monténégro. Une coalition internationale attaqua la Yougoslavie accusée d’exactions dans sa province du Kosovo où des indépendantistes avaient pris les armes. C’est à cette époque que je rencontrai à Toulouse Miki Manojlović, acteur-fétiche d’Emir Kusturica qui lui avait confié le premier rôle dans Papa est en voyage d’affaires et Underground, tous deux lauréats de la Palme d’Or à Cannes. Nous parlâmes de cinéma et de cette actualité qui plaçait certains membres de sa famille sous la menace des bombes de la coalition à laquelle participait la France. Pour l’opinion publique française et les médias, il ne faisait pas de doute que la Yougoslavie était coupable et méritait ce déluge de feu qui dura près de trois mois. Moi, je pensais aux footballeurs yougoslaves de mon enfance, aux films de Kusturica, à tout ce que j’avais lu sur ces Balkans compliqués et j’étais moins sûr des vertus humanitaires des bombes à fragmentation et à uranium appauvri. En Italie et en Espagne, des joueurs de football dont Siniša Mihajlović, Predrag Mijatović ou Dejan Stanković manifestaient contre la guerre. En France, l’attaquant du FC Metz, Vladan Lukić, quitta l’équipe en plein championnat afin de se mettre au service de son pays. Le football n’est pas toujours une histoire de gros sous, de dopage, de prostituées ou de sex-tape.
Les guerres en ex-Yougoslavie ont conduit des centaines de milliers de personnes à l’exil (un récent récit de Velibor Čolić, Manuel d’exil chez Gallimard, offre un témoignage aussi drôle que douloureux sur cette épreuve). Y a-t-il une communauté « yougoslave » à Toulouse ? Oui, sans doute, ou plus précisément des gens venus de l’ex-Yougoslavie et de ses multiples communautés. L’amateur de football a remarqué la petite colonie serbe ayant intégré le TFC depuis 2011 avec l’arrivée de Pavle Ninkov suivi par Uroš Spajić et Aleksandar Pešić tandis que leur compatriote Dušan Veškovac a quitté le club l’été dernier. Sous les paniers, la Croate Antonija Mišura, arrivée au Toulouse Métropole Basket en 2013, a été rejointe par Lidija Turčinović née à Belgrade en 1994. Quant au Fenix Toulouse Handball, il reflète la mosaïque que fut ce pays avec Miha Zvizej (Slovène) Vasko Ševaljević et Vladimir Osmajić (Monténégrins) Nemanja Ilić (Serbe) et Goce Georgievski (Macédonien). Des liens plus tragiques unissent la ville à l’ancienne Yougoslavie. En septembre 2009, un supporteur du TFC, Brice Taton, âgé de 28 ans, venu soutenir son club qui affrontait le Partizan Belgrade en Europa League, fut lynché par des hooligans serbes dans un café de la capitale et succomba à ses blessures quelques jours plus tard.
Un autre Toulousain d’adoption nous vient de ce pays qui n’existe plus : Mladen Materić qui créa la compagnie Théâtre Tattoo à Sarajevo dans les années 80, entreprit des tournées internationales et s’installa à Toulouse, au Théâtre Garonne, en 1992. Son ami Emir Kusturica, lui aussi natif de Sarajevo, vint présenter à l’automne 1995 en « avant-première » post-cannoise Underground au Gaumont Wilson. C’était une façon de remercier l’universitaire toulousain Serge Regourd qui avait pris sa défense dans la presse lorsque le cinéaste et son film avaient été accusés de propagande pro- Milošević, notamment par un intellectuel germanopratin n’ayant pas pris la peine de voir l’objet du délit avant de dresser l’acte d’accusation. Par la suite, Kusturica reviendra à de nombreuses reprises dans notre ville, à nouveau pour des avant-premières ainsi que pour des concerts donnés avec son groupe le No Smoking Orchestra au Bikini, à la Halle aux Grains ou sur les berges de la Garonne lors du Festival Rio Loco. Aussi, je ne fus pas tout à fait surpris quand le cinéaste, à l’occasion d’une conférence de presse à Paris avant la sortie du très beau La Vie est un miracle, déclara que l’idée du film était née à Toulouse. Celui-ci est une sorte de Roméo et Juliette durant la guerre en Bosnie. Un jeune Serbe servant dans l’armée fédérale a été fait prisonnier par les musulmans bosniaques. Ses parents se voient confier la garde d’une « otage », une jeune musulmane, devant servir de monnaie d’échange avec le soldat. Problème : le « geôlier » et la jeune femme tombent amoureux et cette dernière ne veut pas revenir chez les siens… Un coup de fil à Serge Regourd me permit de comprendre l’origine toulousaine de La Vie est un miracle. C’est Mladen Materić qui avait raconté à Emir Kusturica, lors de l’un de ses passages à Toulouse, l’incroyable et authentique histoire de ce drôle de drame dont l’un des « acteurs » s’était installé en région toulousaine. J’eus l’occasion de m’entretenir avec lui de la « vraie » histoire de La Vie est un miracle, pas tellement éloignée de sa version cinématographique.
Les patients lecteurs de cette chronique, s’il en reste, nous pardonneront nos longs développements « yougo-nostalgiques » mêlant le football et la guerre, la tragédie et la comédie, le hasard et la fatalité. Moi-même, je m’interroge parfois. Pourquoi ai-je cultivé depuis tant d’années et au-delà du raisonnable ce tropisme yougoslave ? Pourquoi me-suis je passionné pour l’histoire de ce pays et de ses républiques où je n’ai aucun lien familial et où je n’ai même pas mis les pieds, malgré les invitations récurrentes de mon ami Patrick, manière de vedette en Serbie et en République Serbe de Bosnie ? J’ai trouvé la réponse dans le livre de Gigi Riva, page 172 : « Parce que le football c’est l’enfance, et l’enfance c’est la Yougoslavie. »