Chaque mercredi, nous vous proposons de découvrir ou redécouvrir un film américain passé inaperçu lors de sa sortie.
Émergeant dans le sillage du « Nouvel Hollywood », qui vit une génération de jeunes cinéastes (Martin Scorsese, Francis Ford Coppola, Brian De Palma, Michael Cimino…) prendre le pouvoir de l’usine à rêves entre la fin des années soixante et la fin des années soixante-dix, Paul Schrader eût à peine le temps de profiter de cet état de grâce avant de connaître – à l’instar de nombre de ses camarades (William Friedkin, Arthur Penn, Peter Bogdanovich, Bob Rafelson…) – le purgatoire et la descente aux enfers les décennies suivantes. Dès le début, l’histoire de Schrader avec le septième art ne fût pas simple car, né en 1946 dans une famille calviniste rigoriste, ce n’est qu’à l’âge de dix-huit ans qu’il fût enfin autorisé à pénétrer dans une salle obscure de Los Angeles. Le jeune homme rattrapa vite le temps perdu puisqu’il présenta une thèse sur « Le style transcendantal au cinéma : Ozu, Bresson, Dreyer. »
En 1975, il signe son premier scénario, Yakuza de Sydney Pollack, et découvre le succès l’année suivante en écrivant Taxi Driver de Scorsese, d’inspiration largement autobiographique. Au fil des ans, l’association entre le cinéaste catholique et le scénariste protestant fera des étincelles : Raging Bull, La Dernière Tentation du Christ, À tombeau ouvert. Autant d’histoires de chutes et de rédemptions dont les propres films de Schrader se feront l’écho : de sa première réalisation, Blue Collar en 1978 (juste après avoir écrit Obsession de Brian De Palma et le génial Rolling Thunder de John Flynn), au remarquable Mishima en passant par Hardcore ou American Gigolo qui affole le box-office en 1980.
Deux ans plus tard, Schrader est encore en odeur de sainteté auprès des studios quand il met en scène un remake de La Féline de Jacques Tourneur avec Nastassja Kinski, mais la suite de sa carrière sera chaotique et ponctuée de conflits avec les producteurs à l’image du prequel de L’Exorciste en 2004 (réécrit puis entièrement retourné par Renny Harlin) ou de La Sentinelle en 2014 (inédit en salles en France) remonté par les producteurs et les distributeurs en dépit de l’opposition de Schrader, de ses acteurs (dont Nicolas Cage) et du producteur exécutif Nicolas Winding Refn… L’issue ne fut guère plus heureuse pour The Canyons en 2013, production indépendante montée avec des bouts de ficelle, malgré un scénario original de Bret Easton Ellis et la présence de la starlette Lindsay Lohan entourée d’acteurs porno professionnels…
Pourtant, dans la filmographie très inégale de Paul Schrader se cachent quelques joyaux dont au premier rang desquels Étrange séduction (The Comfort of Strangers) sorti en 1991. Un jeune couple anglais (Rupert Everett et Nasthasha Richardson) revient, quelques années après leur premier séjour, à Venise en espérant que la cité des amoureux redonnera du souffle à leur romance. Un soir, ils se perdent et un mystérieux vénitien, Robert (Christopher Walken), quadragénaire impeccablement sanglé dans un costume blanc, les emmène dans un bar typique inconnu des touristes. Les jours suivants, Colin et Mary vont tomber à nouveau sur ce drôle d’ange gardien qui les invite dans son palais et leur présente sa femme, Caroline (Helen Mirren), semblant quasiment recluse dans sa luxueuse demeure…
Il ne faut pas dévoiler plus avant les étapes de ce conte vénéneux, étrange, subtil, dérangeant, qui porte la marque de son scénariste – le grand dramaturge Harold Pinter adaptant ici un roman de Ian McEwan. Il donne libre cours dans Étrange séduction à l’ambiguïté qui fît notamment merveille dans les scénarios de The Servant et d’Accident réalisés par Joseph Losey. La mise en scène d’une fluidité parfaite de Schrader offre un précieux contrepoint aux méandres et aux fantasmes des personnages dans une Venise révélant derrière l’apparat touristique des décors inquiétants, quasi oniriques. Pour ne rien gâcher, le réalisateur s’est adjoint les services d’Angelo Badalamenti, le fidèle compositeur de David Lynch, et du grand chef-opérateur Dante Spinotti dont on retiendra notamment la fructueuse collaboration avec Michael Mann.
Puis, il y a le génial Christopher Walken livrant l’une de ses interprétations les plus impressionnantes dans une filmographie qui n’en manque pas. Étrange carrière d’ailleurs que celle de cet acteur consacré dès ses débuts, ou presque, par un Oscar du meilleur second rôle pour son incroyable composition dans Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino en 1978, mais qui n’obtint jamais le statut de star d’un Robert De Niro ou d’un Al Pacino. Il a alterné superproductions (le rôle du méchant dans le James Bond Dangereusement vôtre), séries B et films de genre (Brainstorm de Douglas Trumbull, Dead Zone de David Cronenberg), nanars (Le Grand pardon 2 d’Alexandre Arcady) sans cesser de promener sa blondeur, une certaine androgynie (qui n’est pas sans évoquer celle de David Bowie), une froideur reptilienne, un charisme absolu…
Nulle surprise que le très tourmenté Abel Ferrara en ait fait l’un de ses acteurs de prédilection (collaboration initiée par l’époustouflant The King of New York), que Tim Burton (Batman : Le défi, Sleepy Hollow), Tony Scott (True Romance, Domino, Man on Fire), Steven Spielberg (Arrête-moi si tu peux), Clint Eastwood (Jersey Boys) ou Quentin Tarantino (Pulp Fiction) ne l’aient pas négligé. Paul Schrader le retrouvera pour Touch en 1997, mais dans les grands films méconnus de Walken, on rangera Étrange séduction juste à côté de Comme un chien enragé de James Foley, autre pépite noire et perverse que la présence minérale de l’acteur rend inoubliable.