La Salle du Sénéchal est archi-pleine ce jeudi à midi et demi pour la Pause Musicale hebdomadaire ; comme d’habitude me direz-vous, mais cette fois-ci il fallait être arrivé au moins trois quart d’heure en avance pour trouver une place, et nombreux sont ceux qui n’ont pu rentrer. Déjà le vendredi précédent, l’artiste invité avait rempli le Chapeau Rouge à Saint Cyprien, rien que sur le bouche-à oreille.
L’espace scénique est occupé par un beau piano à queue rutilant et quand le « maître de cérémonie », Joël Saurin (1), a fait ses annonces avec sa verve et sa convivialité habituelle, c’est un grand jeune homme fin comme Don Quichotte, vêtu de noir, qui s’installe sur le tabouret : a thin black Duke, aurait dit David Bowie, un Jeune homme en costume de majo à la Manet.
Il s’appelle Rafael Pradal : retenez bien ce prénom !
Son enfance a été bercée par la peinture de son grand-père Carlos, les compositions musicales de son père Vicente et la voix puissante de sa mère gitane Mona Arenas.
« Je ne sais pas lire la musique, explique-t-il. Petit, le solfège m’ennuyait, alors je me suis très vite concentré sur le son. Le flamenco a un rythme précis; lors d’un concert, le piano donne le ton et les autres suivent ».
Il a été élève de l’Ecole de Musique de Grenade et de Merville, puis des Maîtres Wladyslaw Mourtazin d’Oural (2) et Jean-Michel Bodorvski de Toulouse.
C’est donc, imprégné par le milieu flamenco de sa famille et de solides bases classiques qu’il développe une sensibilité et acquiert un sens inné du rythme et de la musicalité. À 7-8 ans, il savait déjà qu’il voulait devenir pianiste, comme il le confie lui-même ; et il compose depuis son plus jeune âge.
Je ne peux m’empêcher de penser à l’émotion qu’il a du ressentir lors de sa visite, avec son père et sa sœur, à Fuente Vaqueros près de Grenade, dans la maison natale de Federico Garcia Lorca, et qu’il a joué quelques thèmes sur le piano (et à Granada même, sur celui que le poète partageait avec son ami Manuel de Falla) de cet immense artiste qui rêvait de devenir musicien avant de choisir la Poésie et le Théâtre (3).
Une détermination qui a porté ses fruits puisqu’à tout juste 19 ans, il avait déjà fait ses preuves.
En effet, il a participé aux côtés de son père en tant que pianiste au spectacle Vendra de Noche, où il a remplacé au pied levé le pianiste souffrant, puis sur le Divan du Tamarit et sur Yerma, la pièce de théâtre de Federico Gracia Lorca au Théâtre du Vieux-Colombier (Comédie Française), sans oublier Herencia en trio avec sa sœur Paloma (une belle histoire d’Hérédité). On l’a vu aussi sur scène au Théâtre National de Toulouse, le 15 février 2008, pour un concert d’hommage à Léo Ferré, donné par son père et une vingtaine de musiciennes et musiciens de la Région, en partenariat avec l’Association 111 des Arts, pour offrir des interventions de l’harmoniciste Jean-Jacques Milteau et du guitariste Manu Galvin aux enfants hospitalisés.
Après de nombreux concerts avec son père, et d’autres artistes comme Kiko Ruiz ou Jean-Marc Padovani (Immediato), après l’enregistrement avec Manuel Malou du disque Arranca y vamanos, il a décidé de monter son récital de piano solo qu’il présente aujourd’hui.
Soléa, siguiriya, fandango, taranta, tientos-tangos, alegria, buléria (4) : on devine bien sûr les boutures qu’ont laissé en lui les phares de son grand-père et de son père, les grands Cantaores flamenco, Camaron et Enriqe Morente, comme les Maitres du piano classique espagnol, Enrique Granados, Isaac Albéniz, Manuel de Falla ou Andrès Ségovia, qu’il a butiné aussi le piano romantique de Chopin; qu’il a été inspiré par les pianistes Diego Amador, (David Peña) Dorantes Dorentes et Chano Dominguez.
Il revisite pour finir une rumba aux accents latin-jazz, avec Zyryab d’après un thème arabo-andalou du IXème siècle, en hommage à Paco de Lucia qui l’a popularisé ! Il dit vouloir « respecter la tradition en la bousculant ; gentiment ou pas ».
Et l’on sent qu’il a encore bien d’autres territoires sous ses doigts.
Ses compositions s’inscrivent entre tradition et modernisme, revisitant les différents « palos » flamencos qu’il maitrise parfaitement, mais transcendées par ses autres amours, du classique au jazz. Basées bien évidemment sur les codes de ses musiques « natales », mais sans partition, ses improvisations sont de plus en plus structurées, sans jamais être trop répétitives.
Le public de la Pause Musicale subjugué, ne s’y est pas trompé : debout, il lui fait une standing ovation comme disent les Anglais.
Cet héritier de la grande famille Pradal, ce jeune homme en marche, a ouvert ses ailes vers d’autres horizons, ceux de la Musique du Monde : aucune frontière ne peut le retenir. Son vaisseau piano file avec une vitesse éblouissante sur l’océan de la mélodie, comme aurait dit Charles Cros.
Compositeur et interprète talentueux, Rafael Pradal s’inscrit désormais comme l’un des artistes incontournables qui font voguer le piano solo, aux côtés du Toulousain Philippe Léogé, mais aussi de l’Arménienne Macha Gharibian.
Nous attendons maintenant avec impatience son disque ; et pourquoi pas un concert Place du Capitole, comme Keith Jarret à Cologne (on peut toujours rêver), ou plutôt dans le Cloître des Jacobins dans le cadre du Festival de Piano du même nom.
Elrik Fabre-Maigné
21-I-2016
PS. Concerts prévus cet été au Festival Flamenco de Pau et en Espagne à Grenade (à la Peña Flamenca « La Platería »), à Seville, à Alméria etc (à confirmer).
Dans ses projets: travailler avec le danseur José Maya et le chanteur Salim Boussa du groupe toulousain Guesra…
Pour en savoir plus :
1) La Pause Musicale depuis 2008 :
http://lecatalogue.jimdo.com/la-pause-musicale/
2) Wladyslaw Mourtazin est né à Oufa dans l’Oural : la République de Bachkirie est célèbre pour ses centres culturels et en particulier pour ses Ensembles philarmoniques.
3) La Musique des Poètes, Federico Garcia Lorca :
http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/RadioNic/Lorca.html
Avant même d’envisager de devenir poète et homme de théâtre, Federico Garcia Lorca voulut être musicien. Jusqu’à 18 ans, la musique était son seul horizon. Le jeune homme était nourri à la fois d’une formation musicale classique et d’une fréquentation de la musique populaire, cette musique espagnole traditionnelle qu’il ne cessa de chérir, recueillant d’anciennes chansons populaires pour les harmoniser et les intégrer à ses pièces de théâtre, en des scansions venant rythmer le développement du drame, telles les commentaires d’un chœur antique…
4) Il existe de nombreux et différents types de palos, ces formes musicales qui constituent le patrimoine musical flamenco :
http://www.flamencoexport.com/flamenco-wiki-fr/palos-du-flamenco.html