Après la musique, le cinéma tel que nous l’aimons, celui qui nous émeut, nous donne à réfléchir, et pas seulement à oublier la noirceur de notre actualité, s’est rappelé à notre bon souvenir avec deux avant-premières opportunes à l’ABC*.
D’abord, Mia Madre, le dernier film de Nanni Moretti, qui parle un si bel italien et nous ramène toujours aux sources de notre âme latine. Après l’engagement politique de bon aloi, dans ce nouvel épisode de son introspection cinématographique, il nous parle de l’amour maternel et familial, du vieillissement et de la mort inéluctable, de la séparation douloureuse d’avec ceux que nous aimons. A travers deux magnifiques personnages de femmes, interprétées par deux formidables actrices, Margherita Buy et Guilia Lazzarini. Le tout avec beaucoup de pudeur, de tendresse et même d’humour, avec un John Turturro déchainé.
Même si les larmes le disputent au rire, ce film profondément humain a été injustement oublié dans le palmarès du dernier Festival de Cannes, reflet d’une société de divertissement où l’émotion est mal vue. En sortant de la projection, je me récitais ces vers de Pier Paolo Pasolini : Mia madre quasi giovinetta, china sulla Livenza raccoglie una primula… ma mère si jeune encore sur les bords de la Livenza cueille une primevère… et j’entendais Robertino Loretti chanter Mamma**; je me remémorais ce proverbe des cousines italiennes : « chi vive nel cuore di chi resta non muore mai », « celui qui vit dans le cœur de celui qui reste ne meurt jamais ». Mais qu’il est dur de se séparer sans savoir s’il faut dire au revoir ou adieu…
Avec Allende, mon grand père, Marcia Tambutti Allende, sa petite fille nous emmène de la petite histoire intime à celle avec un grand H. Là-aussi, le sujet n’est pas prétexte à la franche rigolade, là-aussi la pudeur côtoie la tendresse, avec un soupçon d’humour: ceux-là même que Salvador Allende, président socialiste démocratiquement élu, sacrifié sur l’autel de la realpolitik, des intérêts les plus bas et de la violence sans limites du pouvoir de la force, a légué, entre autres, à sa famille.
Voulu comme une invitation au dialogue et à la mémoire, cette réalisation est un album de photographies perdues, volées, cachées ou oubliées, qu’une jeune femme a d’abord rouvert pour sa propre famille traumatisée par l’horreur. Sous la forme d’un documentaire très classique avec images d’archives et scènes intimistes, passant du noir et blanc à la couleur, de lents travellings (déplacements de caméra) à de gais plans-séquences.
Deux personnages principaux, aux doux petits surnoms de Chicho et Toncha, un grand-père et une grand-mère comme tant d’autres, dont l’une a survécu à la mort tragique de l’autre, et s’est murée dans le silence que connaissent bien ceux qui ont vécu, « du côté des vaincus », cette période tragique du milieu du XX° siècle, au Chili, mais aussi en Espagne, en France, en Italie, en Allemagne…
Autour du personnage central d’Allende, les personnages de femmes sont forts et beaux, et la « thérapie » familiale initiée par une jeune femme sensible et brillante peut s’appliquer aux familles de disparus, de torturés et d’exilés: c’est le rôle du cinéma documentaire selon la réalisatrice. Celle-ci précise que si les obsèques nationales d’Allende (et de son épouse) ont permis de libérer sa mémoire, si rares sont les rues ou les établissements publics qui portent son nom, contrairement à son bourreau, dans les manifestations d’étudiants ou de travailleurs, son effigie est toujours présente.
II n’y a que 43 ans, c’était en 1973, un 11 septembre que le Chili a plongé dans l’horreur absolue. Jean Ferrat chantait: « Comment croire au pas pesant des soldats quand j’entends la chanson noire de Don Pablo Néruda »*** ; et Léo Ferré: « Alors nous irons réveiller Allende »****.
C’est une jeune femme, il faut le souligner, qui a justement réveillé cette mémoire dans son pays, au moment où les héritiers de ceux qui portaient au pinacle l’assassin de son grand-père (et avec lui de son pays démocratique) se sont refait une virginité dans le nôtre et profitent d’une régression démocratique sans précédent.
Nous avons grand besoin de cette thérapie ici où la mémoire de certains, de plus en plus nombreux, est tragiquement courte. Ce film devrait être projeté dans les collèges, comme Au revoir les enfants de Louis Malle ou Laurette 1942 de Francis Fourcou.
Car « un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir » écrivait Aimé Césaire.
Le Cinéma, comme la Musique, la Poésie, prennent toute leur valeur, au delà de la magie de l’image animée et du plaisir esthétique, quand ils nous rappellent aussi que nous ne sommes que d’humbles humains destinés à ne faire que passer sur cette terre et que « ce monde n’est pas viable si la force brutale au front de taureau est investie des pleins pouvoirs. » (Antonio Machado).
« Je veux vivre dans un pays où il n’y ait pas d’excommuniés. Je veux vivre dans un monde où les êtres soient seulement humains, sans autres titres que celui-ci, sans être obsédés par une règle, par un mot, par une étiquette. Je veux qu’on puisse entrer dans toutes les églises, dans toutes les imprimeries, dans tous les bars. Je veux qu’on n’attende plus jamais personne à la porte d’un hôtel de ville pour l’arrêter, pour l’expulser. Je veux que tous entrent et sortent en souriant de la mairie. Je veux que l’immense majorité, la seule majorité, tout le monde, puisse parler, lire tous les livres qu’il veut, écouter de la musique, aller au cinéma, s’épanouir. » (Pablo Neruda)
E.Fabre-Maigné
PS. N’oubliez pas le concert de l’Amicale des Arméniens de Toulouse, lundi 14 décembre à 20h 30 à la Halle aux Grains : Bratsch et Quai n° 5 vont réchauffer l’hiver !
* ces 2 films sont à l’affiche actuellement 13 Rue Saint-Bernard, 31000 Toulouse Téléphone : 05 61 21 20 46
** https://www.youtube.com/watch?v=NUX9XrWlehA
*** https://www.youtube.com/watch?v=yXQAkJNxQEM
**** https://www.youtube.com/watch?v=3IY39IW1vPA
Pour en savoir plus:
En 1974, dans son autobiographie Confieso que he vivido, J’avoue que j’ai vécu, parue à titre posthume, Pablo Neruda réservait les derniers mots pour Salvador Allende :
« J’écris ces lignes hâtives pour mes Mémoires, trois jours seulement après les faits inqualifiables qui ont emporté mon grand compagnon, le président Allende. On a fait le silence autour de son assassinat; on l’a inhumé en cachette et seule sa veuve a été autorisée à accompagner son cadavre immortel. La version des agresseurs est qu’ils l’ont découvert inanimé, avec des traces visibles de suicide. La version publiée à l’étranger est différente: aussitôt après l’attaque aérienne, les tanks — beaucoup de tanks — sont entrés en action, pour combattre un seul homme, le président de la République du Chili, Salvador Allende » ; celui-ci les attendait dans son bureau, sans autre compagnie que son cœur généreux, entouré de fumée et de flammes. L’occasion était « trop belle » et il fallait en profiter. Il fallait mitrailler l’homme qui ne renoncerait pas à son devoir. Ce corps fut enterré secrètement dans un endroit quelconque. Ce cadavre qui partit vers sa tombe accompagné par une femme seule et qui portait toute la douleur du monde, cette glorieuse figure défunte s’en allait criblée, déchiquetée par les balles des mitrailleuses. Une nouvelle fois, les soldats du Chili avaient trahi leur patrie.
Mon peuple a été le peuple le plus trahi de notre temps. Du fond des déserts du salpêtre, des mines du charbon creusées sous la mer, des hauteurs terribles où gît le cuivre qu’extraient en un labeur inhumain les mains de mon peuple, avait surgi un mouvement libérateur, grandiose et noble. Ce mouvement avait porté à la présidence du Chili un homme appelé Salvador Allende, pour qu’il réalise des réformes, prennent des mesures de justice urgentes et arrache nos richesses nationales des griffes étrangères.
Partout où je suis allé, dans les pays les plus lointains, les peuples admiraient Allende et vantaient l’extraordinaire pluralisme de notre gouvernement. Jamais, au siège des Nations unies à New York, on n’avait entendu une ovation comparable à celle que firent au président du Chili les délégués du monde entier. Dans ce pays, dans son pays, on était en train de construire, au milieu de difficultés immenses, une société vraiment équitable, élevée sur la base de notre indépendance, de notre fierté nationale, de l’héroïsme des meilleurs d’entre nous. De notre côté, du côté de la révolution chilienne, se trouvaient la constitution et la loi, la démocratie et l’espoir.
Allende fut assassiné pour avoir nationalisé l’autre richesse du sous-sol chilien : le cuivre… Les trusts nord-américains fomentèrent et financèrent des soulèvements d’état-major. »