D’après les « Notes sur Anna Akhmatova » de Lydia Tchoukovskaïa, Isabelle Lafon et Johanna Korthals Altes interprètent au TNT « Deux ampoules sur cinq ».
Le spectateur pénètre dans le studio du TNT en cherchant une place pour s’asseoir dans la pénombre, guidé par la petite lueur des lampes des ouvreuses. Sur le plateau, à peine éclairé par une torche électrique, on distingue une table amoncelée de livres, décor simple et rudimentaire du spectacle. Sous le régime communiste marqué par la répression et la terreur, nous sommes dans une ambiance d’appartement communautaire protégé des dénonciations par l’obscurité. Une jeune femme fébrile se lance dans la lecture d’un journal intime relatant ses entrevues avec la grande poétesse russe Anna Akhmatova. La jeune femme est Lydia Tchoukovskaïa, écrivain et critique militante, interprétée ici par Johanna Korthals Altes.
Pièce intimiste, « Deux ampoules sur cinq » fait revivre sous nos yeux la rencontre entre deux femmes persécutées, deux figures féminines liées par l’amitié, la poésie, la contestation et la douleur de la vie. Leur unique tort fut d’être écrivains. Qualifiée de «poète d’alcôve anti-populaire», de «décadente», et même de «nonne et putain», Akhmatova fut interdite de publication à partir de 1922. Pourtant, se transmettant ses poèmes de bouche à oreille, le peuple russe continuait de faire vivre son œuvre, à l’instar des détenus des camps de la Kolyma qui inscrivirent ses vers sur des écorces de bouleau. C’est aussi en secret et au péril de sa vie que Lydia Tchoukovskaïa rédigea ses notes de conversations cachées chez des amis et des anonymes.
Sur scène, les voix sortant du noir brossent par touches, selon les dates du journal choisies par Anna Akhmatova – merveilleuse Isabelle Lafon, également metteuse en scène du spectacle inspiré des « Notes sur Anna Akhmatova », le journal d’entretiens quasi-quotidiens tenu entre 1938 et 1966 –, une Russie en pleine purge stalinienne. Se dessine alors l’atmosphère artistique clandestine qui tentait de survivre en dépit des arrestations et exécutions des proches, de la peur, des privations et des humiliations. Pleins de tendresse et de complicité, les échanges entre les deux femmes sont livrés avec urgence. Ils évoquent les souvenirs d’avant, le quotidien rythmé par les longues files d’attentes devant les prisons, l’angoisse d’une mère – Anna Akhmatova – pour son fils arrêté puis exilé en Sibérie, et la révolte d’une épouse – Lydia Tchoukovskaïa – dont le mari fut fusillé en 1938.
Leurs joutes verbales percutantes sur leur confrères et compatriotes, l’humour implacable de Akhmatova quand elle éreinte Stanislavski ou Tchekhov – dont « la Cerisaie » est donné au même moment dans le petit théâtre du TNT (1) –, les poèmes que Lydia Tchoukovskaïa apprend par cœur avant que la poétesse ne brûle les morceaux de papier sur lesquels ils sont couchés, tout cela les tiennent en vie. Ce sont aussi des débats sur François Mauriac et son « Thérèse Desqueyroux » qu’Akhmatova juge irréaliste, incohérent et incompréhensible. C’est que, Anna Akhmatova, porte-parole d’un peuple aux voix brisées, avait à cœur de retranscrire la réalité qui l’entourait : elle répondit «Je peux» à une femme faisant la queue comme elle devant une prison de Leningrad qui lui demandait «Et ça, vous pourriez le décrire ?».
« Deux ampoules sur cinq » est un spectacle profond et bouleversant qui a l’élégance de rester léger et drôle. Incarnant avec justesse et grâce ces deux figures féminines vibrantes, Johanna Korthals Altes et Isabelle Lafon dialoguent dans des registres de jeu différents : l’une est blonde, fiévreuse à l’élocution heurtée ; l’autre est brune, nerveuse, ferme. De ces notes d’entretiens, Isabelle Lafon a réussi à faire acte de théâtre, où scintillent ces lucioles gardiennes de l’obscurité du monde que sont la poésie et la pensée. «Grâce à vos poèmes, des gens sont restés des êtres humains», écrivait Varlam Chalamov à Pasternak en 1952. Une phrase qui pourrait s’appliquer à la poésie de Anna Akhmatova. Une phrase qui traverse l’espace et le temps…
Sarah Authesserre
une chronique de Radio Radio
« Deux ampoules sur cinq », jusqu’au 5 décembre, 20h00, au TNT,
1, rue Pierre-Baudis, Toulouse. Tél. : 05 34 45 05 05.
(1) Jusqu’au 5 décembre, 20h00, au TNT.
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photo © Pascal Victor