Reprise de « Hyperland » sur le site AZF par le Théâtre Sorano, une création du collectif Les LabOrateurs pour un partage poétique et joyeux interrogeant nos vies.
Ils avaient entre dix et quinze ans au moment de l’explosion de l’usine d’AZF, le 21 septembre 2001. Aujourd’hui, ils sont comédiens et font partie d’une pépinière d’artistes joliment nommée les LabOrateurs et menée de façon bienveillante par Pascal Papini (1). Ce dernier accompagne certains d’entre eux depuis plusieurs années. Pour leur première création collective, ces dix comédien(ne)s ont eu le désir d’investir les lieux meurtris de la catastrophe industrielle pour convoquer les spectateurs dans un spectacle déambulatoire, un voyage poétique et métaphysique sur la mémoire de l’humanité. Nous voici invités au cœur d’un no man’s land dont les quelques vestiges de l’ancienne usine servent de décor naturel à cet « Hyperland ».
À la tombée de la nuit, surgissent une dizaine de personnages : un aveugle, un majordome, des jumeaux hommes et femmes. Ils nous entraînent à leur suite, sur des chemins éclairés par des lanternes au sol ou par des lampes torches. Coaché vivement par une jeune femme à l’accent russe prononcé, exhortant les humains à se débarrasser de leurs vilaines traces, odeurs et autres déchets afin de pouvoir pénétrer dans l’Hyperland – ce lieu utopique que nous ne connaîtrons jamais –, le public est ensuite guidé sur les traces de l’humanité. Emergeant des fourrés tels des fantômes, une pythie, un scientifique, une marginale ou encore Jeanne la papesse sont autant de figures emblématiques issues des mythes d’hier ou d’aujourd’hui. Elles nous interpellent pour dire leur peur, leur colère, leurs doutes sur notre monde, son passé, son devenir…
« Hyperland » est basée entre autres sur le recueil « les 120 voyages du fou » de Michel Azama, Sylvain Levey, Nathalie Papin et Françoise Pillet, auquel viennent s’ajouter les écrits philosophiques de Tocqueville, ceux engagés de Patrick Kermann et de Jean-Yves Picq, ou poétiques de Jon Fosse et de Matei Visniec. Cette création se veut davantage un questionnement sur notre mémoire commune que sur la catastrophe en elle-même. Chacun y verra une réflexion sur le sens de nos vies, les dérives de la science, le trans-humanisme, sur l’écologie, la marchandisation, la mondialisation…
Le pari était de taille : exporter le théâtre – endroit de la représentation – dans un lieu tragique, irreprésentable, et y laisser parler son silence intarissable. On retiend de très belles images. Telle cette cheminée gigantesque couchée, abandonnée, à l’intérieur de laquelle, à la fin du spectacle, une Lune ronde et flamboyante venait s’inscrire. Un container avec à son bord deux personnages, qui s’éloigne sur le bitume en emportant au loin les voix claires des comédiens. Ou encore le final, où les LabOrateurs raccompagnent leurs spectateurs sur les mots apaisants de « Vivre dans le secret », de Jon Fosse. Tous s’en retournant ensemble vers la réalité, notre réalité.
En un temps qui semble s’arrêter et en un lieu qui respire avec chaque tableau, les LabOrateurs ont su instaurer intimité et confiance avec un public dont l’intériorité se confronte en permanence à un environnement chargé d’émotions et de vibrations – le ciel percé parfois d’avions recouvrait la voix des acteurs, les rumeurs de la rocade toute proche se mêlaient à la nature frissonnante. Saluons la générosité et l’humilité de ces jeunes comédiens vigilants et intranquilles – nouvelle garde du théâtre toulousain – pour cette invitation inédite, questionnante et revigorante. L’obscurité et la fraîcheur nous enveloppant lorsque les notes mélancoliques de leur violoncelle et basson s’élevaient dans ce land fantomatique, comme pour adresser en cette nuit de septembre un ultime hommage aux victimes.
Sarah Authesserre
une chronique du mensuel Intramuros
« Hyperland », du 15 au 26 septembre, du mardi au samedi, 20h00, sur le site AZF.
Réservation au Théâtre Sorano, 35, allées Jules-Guesde, Toulouse. Tél. : 05 81 91 79 19.
(1) Directeur pédagogique du département Théâtre au Conservatoire à rayonnement régional de Toulouse
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photos © Katty Castellat