Il est difficile de danser joyeusement, même sur un titre aussi irrésistible que le I’m a Wonderful Thing Baby de Kid Creole & the Coconuts, quand vous avez une lance empoisonnée plantée dans le flanc. Par ailleurs, mais ce n’est pas sans rapport, on passe un été misérable à écouter la chanteuse de country-rock des années 70 et 80 Linda Ronstadt en lisant les larmes aux yeux ses « simples mémoires » de brunette de l’Arizona devenue idole de son époque avec l’aide de ses camarades de chambre les Eagles, puis revivaliste du folklore mexicain, Castafiore ratée, aujourd’hui rendue muette par la maladie, et cela ne prédispose pas à disserter sur une nouvelle saison du hard à Toulouse, ni à vanter les mérites d’un vieux groupe anglais à tapis pectoral et crinière de lion, armé jusqu’aux sourcils, qui peut vous redresser d’un coup avec un remède de grand-mère, de la terrible blessure évoquée plus haut.
Nous étions debout près de la cuisinière à gaz pendant que ma compagne pour encore quelques jours préparait un frichti de blancs de poulet et trofie liguri à la crème, poivrons et oignons, quand une vague de nostalgie m’a submergé. On devient hypersensible quand le vin est acide et l’amour en fuite, quand l’inéluctable déchirement pointe à l’horizon et qu’une boule dans la gorge ne se laisse déloger par rien.
Je me revoyais ado dissertant pompeusement sur le blues de Chicago et les groupes blancs qui l’imitaient ou lui rendaient hommage, sous le préau du collège de ma petite ville de banlieue, face à des fans de hard rock, mes copains. Ils se consolaient de nos mornes journées avec les disques de Def Leppard, AC/DC et UFO. D’autres n’écoutaient que Téléphone et les filles Francis Cabrel ou Karen Cheryl, ça ne nous intéressait pas. La pluie battait et remplissait de petites mares, nos jeans sentaient le chien mouillé, nous avions les cheveux gras et nous nous lancions des arguments à la figure comme s’il s’agissait de vérifier qui était déjà vieux. Avec mes goûts musicaux, j’étais quoi que je fasse un vieux, même si un Brassens m’aurait éliminé depuis longtemps de toute discussion. Un jour, c’était alors au lycée Saint-Sernin, un fils d’enseignant, en costume de jean et cheveux frisés, m’obligea à écouter l’album de Lynyrd Skynyrd qui contient Free Bird : révélation de la lourdeur grasse et tendre, de la fragilité du cœur aussi, dont sont capables les hommes, les hommes entre eux, particulièrement s’ils sont un groupe de rock.
Les chiens qui aboient la nuit voient-ils des fantômes ? C’était encore un été bancal et amer, guetté par le chômage et la solitude, mais on trouve toujours un morceau de musique qui va droit au palpitant comme une flèche et inonde la poitrine de chaleur, ou bien c’est comme un massage cardiaque dans les cas les plus graves. Linda était là tout le temps, ainsi que la bande originale de la fabuleuse série Treme et un peu de Mahler mais, tout à coup, une ballade qui a quelque chose d’une fanfaronnade d’ivrogne a imposé sa mélodie déchirante quoique sucrée, éhontément violoneuse, mais garnie de deux soli de guitare simples et pensés, donc beaux : Try Me de UFO, sur l’album Lights Out, considéré par les amateurs comme un must ; et comme ceux-là n’admettent que très rarement la dérision, croyez-moi, ce n’est pas pour rire.
C’est donc une histoire de mecs à dégaine, attifés comme des diseuses de bonne aventure à qui on a volé les foulards, ou des gymnastes à pois qui auraient raté quelques entraînements, qui commence dans les quartiers de Londres il y a 46 ans. Ils étaient jeunes, vigoureux mais soiffards, velus, musiciens – des prolos qui ne connaissaient encore ni Margaret Thatcher ni Tony Blair, ni Clash ni Oasis, qui composaient des machins blues psychédéliques un peu geignards et faisaient passer le son de leurs guitares d’un baffle à l’autre, sans aucun succès chez eux. Ils croyaient peut-être aux OVNIS mais c’est surtout à club de rock qu’ils avaient emprunté leur nom. À un moment, ils ont aussi cru à la gloire, quand leur reprise du C’mon Everybody de Cochran a décroché un numéro 1 au Japon mais ça n’a été qu’un feu de paille, sans dire qu’ils ont ri jaune.
En vérité, UFO décolla depuis la RFA, où ils survivaient parce qu’ils plaisaient à un public avide et connaisseur – ce sont les terres des monstres du krautrock et de Scorpions. Justement, comme leur guitariste a raté le bateau, ils débauchent un jour le frère du dard Michael Shenker, qui n’a pas vingt ans mais étourdit son monde avec un jeu en avant, bavard et pyrotechnique, et a des idées de chansons : Blam ! Voooosh ! Roop !
UFO sue sa race à partir de là, un nouveau heavy metal aux compositions claires, pleines de riffs et de bravoure mélo, comme il se doit, galvanisé par les mouvements de Shenker et de son glaive magique, le stormbringer éclatant, une terrible Gibson Flying V, mais précisées bientôt par un piano entêté, d’abord tenu par un Argentin (sur No Heavy Petting) puis par un transfuge de la scène blues londonienne (sur Lights Out et jusqu’à aujourd’hui, semble-t-il). Et ce chanteur, Mogg, à la voix de soul man blanc, travaillée au goulot ! Lui aussi est fidèle au poste en 2015, ainsi que le batteur des origines, mais on dirait des joueurs de bowling ou des vendeurs d’assurance en fin de carrière. Schenker a quant à lui quitté le vaisseau il y a si longtemps que c’en est de l’archéologie, mais ça sent encore les litres de bière et de whisky ingurgités sans frein pendant tant d’années, tout en accomplissant d’éblouissants exploits scéniques, certes risibles pour un fan du regretté B.B.King*. Depuis des années, le préposé aux solos s’appelle Vinnie Moore. Sur le dernier album du groupe sorti cette année (le 21ème), il jette du plomb avec des traces de rouge sur une série de compositions honnêtes mais sans éclat, genre Allman Maiden ou Lynyrd Priest.
Mais les fans seront là au Metronum, en plein Borderouge, pour s’en prendre une bonne pinte, de ce bon sang anglais qui a disparu derrière tant de sérieux aigrelet et de fausse punkitude rance ; et leurs copines attendront une sérénade du genre de Queen of the Deep, au sirop amer, pour se laisser aller à une ondulation légère dans leur Levi’s moulant.
Les commentaires activés sur les pages Youtube sont parfois d’une justesse sidérante ; sous la vidéo du LP Lights Out, un type mûr raconte ses premiers émois ; ado, les cheveux longs, le disque à fond, il s’épuisait à de vigoureux air drum dans sa chambre, en martelant une pédale de grosse caisse et sa mère tapait sur le plafond avec un manche à balai. Aujourd’hui, ses filles de 7 et 9 ans connaissent les paroles par cœur et s’époumonent parfois avec lui : qu’il en profite avant de passer pour un insupportable vieux barbon.
Il y a un an, des associations de notre ville avaient réussi à faire venir d’autres vétérans du genre, des héros blanchis sous le harnais mais qui nous avaient proposé un cirque réjouissant et supersonique, et emporté le morceau haut la main malgré leur âge canonique : Saxon et Accept.
Cet automne, nous irons secouer nos têtes sur des hymnes aussi bêtes (mais vitaux) que Too Hot to Handle (Ch’uis trop bouillant pour que tu me prennes à pleine main), Shoot Shoot, Doctor Doctor, Only You Can Rock Me (Toi seule peut me bercer) et tous les autres qui sont la matière solide de ce double album live historique, comme on aimait en faire à l’époque, Strangers in the Night, paru en 1979.
Et il y a cette pochette de Force it (1975, Chrysalis records) entrée dans l’histoire du graphisme des albums, signée par le collectif Hipgnosis (comme d’autres albums de UFO et ceux de Pink Floyd ou Led Zep) : dans la baignoire d’une salle de bains aux proportions et perspectives démentes, deux êtres humains de sexe difficile à discerner, s’embrassent à moitié nus. Apparemment, l’un cherche à persuader l’autre qu’il y a des trucs à faire culotte baissée, contre la fraîche faïence. Un varan sort-il d’une poche de pantalon? Ma vue baisse et j’ai peut-être des hallucinations… L’image a été censurée aux USA où le couple apparaît à demi effacé, comme un hologramme faiblissant. Dans le passionnant recueil 1000 Record Covers de Michael Ochs, cette pochette fait face à une autre assez salée de Foreigner où une gamine en jupe, socquettes et dos nu, dans les toilettes pour homme d’un établissement public, peut-être un collège ou un lycée américain, se tient à moitié assise sur un urinoir. On la surprend en train d’effacer avec un rouleau de PQ qui pendouille l’inscription Dirty White Boy, par ailleurs titre d’une chanson du groupe. Peut-être la chose a-t-elle déjà eu lieu, ou bien ça ne va pas tarder. En tout cas, ce n’est pas le bon endroit pour se rincer. Sinon l’œil.
Mais ce soir, j’écoute I’m a Loser et A fool in Love, deux chansons qui me parlent et me disent que je ne suis pas seul à être un authentique couillon. Certes, des artistes comme Sam Shepard ou Bob Dylan en ont fait des œuvres artistiques plus dignes d’entrer dans un musée, quand il sera temps, mais pourquoi se prendre le chou quand un coup de caisse claire, un raclement de Gibson, une idée d’haleine d’ale, un refrain qui part comme un coup de canon chargé de la douleur d’amour, vous remettent le cœur à l’endroit.
De toute façon, ce sont les perdants qui gagnent à la fin des temps.
Greg Lamazères
* Michael Shenker tourne toujours, lui aussi ; son Temple of Rock et le Spirit on a Mission Tour qui va avec, sont attendus au Bikini le 8 novembre 2015 !
Et, le 4 décembre, Scorpions envahit le Zénith…
C’est quoi ? Un blitzkrieg salvateur des forces septentrionales qui va s’enfoncer dans l’apathie organisée de nos sociétés dégoûtantes et en soulever les forces nécessaires ? Hum, même le punk a échoué. Tout bonnement du cirque et des jeux pour continuer à nous faire avaler la pilule ? Sauf que le hard rock nous permet de rester jeunes et idiots.
UFO Le 10 novembre au Metronum