C’est un de ces soirs magiques où la Cave Poésie vibre passionnément au cœur comme son fondateur René Gouzenne l’a rêvé.
Gilles Méchin revient 35 ans après son premier passage seul avec sa guitare: cette fois-ci son poète-compagnon s’appelle Jean Sénac dont la voix n’en finit pas de résonner 42 ans après son assassinat; pour ceux qui veulent bien l’écouter et ils ne sont pas nombreux. Pensez donc, un chantre de l’Algérie indépendante et un homosexuel ! Un repoussoir pour certains « bons français à l’âme bien trempée » qui n’en finissent plus de déverser leur bile. De quoi être relégué dans une anthologie des Poètes maudits bien sûr, mais surtout des Poètes assassinés du XX° siècle qui reste à écrire, aux côtés de Max Jacob, d’Ossip Mandelstam ou de Pier Paolo Pasolini.
Si chanter mon amour
c’est aimer ma patrie,
Je suis un combattant qui ne se renie pas.
Je porte au cœur son nom comme un bouquet d’orties,
Je partage son lit et marche de son pas…
Belle peau de douce orange
et ces dents de matin frais
la misère donne le change
ne vous fiez pas à tant de beauté
Ici on meurt en silence
sans trace au soleil épais
mais demain le miel amer
qui voudra le goûter
Sous les jasmins le mur chante
la mosquée est calme et blanche
ô flâneur des longs dimanches
il y a grande merci
A la surface de la nuit
tas d’ordures sac et pluie…
Jean Sénac était un poète avant tout et il faut écrire que c’est Gilles Méchin qui nous l’aura donné à entendre de fort belle manière, comme il sait le faire, comme il l’a déjà fait pour Jules Supervielle ou Pablo Neruda. Il faut dire que non seulement son chant s’inscrit sans aucune désuétude dans la tradition de la grande chanson française, celle d’expression dont parlait Jean Ferrat (par opposition à celle de consommation qui a envahi les grandes ondes), mais qu’il a un sens inné de la belle mélodie portant les beaux textes pour en exprimer la substantifique moelle ; et de plus, il sait bien s’entourer. Du merveilleux Alain Bréhéret aux arrangements et au piano, l’homme qui voit des galaxies de notes derrière les voix. Sans oublier Serge Fournet qui connaît la quintessence du théâtre, puisqu’il anime avec passion et constance le Théâtre du du Mont d’Arguël* en Picardie, à la mise en scène; et Kamel, régisseur du lieu qui a ajouté sur ce fragile édifice quelques jeux de lumières fort bien venus.
La voix chaleureuse de Gilles Méchin, quelques voix off dont une féminine parlant arabe, « les notes bleues du diable » sous les doigts d’Alain Bréhéret, on se laisse emporter, on voit passer devant ses yeux cette Algérie tant aimée des Noces à Tipasa (les absinthes nous prennent à la gorge… des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas; dans les jardins, des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses thé épaisses comme de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus…) ou du Premier homme d’Albert Camus (Jacques Gamblin sur la plage dans le film de Gianni Amelio…). Puis on rentre dans l’univers bien particulier de Sénac qui avait « les Îles » (des Beni Mezhenna d’où vient le nom d’Algérie) chevillées au cœur, où le soleil est une signature et où les abeilles rythment le chardon de la douleur ; il en aimait tant les couleurs qu’il retrouvait dans la peinture comme dans la poésie.
La rougeur sur l’îlot et le blanc indicible
De la dernière étoile dans le premier matin,
La mer prise de chair de poule
Et raclant au métronome ses os,
Le noir qui cède au bleu, le bleu qui cède au jaune,
De ce balcon où l’univers m’impose l’harmonie,
À travers tempêtes, microsillons, désordres,
En cette saison où les autobus déversent leurs corbeilles
d’adolescents dorés,
Face aux navires qui croisent vers le nord,
Je m’enracine et règne.
Entre bleu et blanc tout est blanc.
Ou noir.
Les mouettes, par couples, approchent.
Mais avant la jubilation
Le silence, sec et friable.
Blanc. Noir. Blanc. Un ongle.
Pupilles envahies. Tendresse.
Déjà les violentes cymbales
Interrogent le cœur.
Révolutionnaire, révolté certes, mais révolté de la tendresse, non-violent qu’une épaisse barbe de patriarche ne protégera pas des assassins, dans un pays déchiré par une guerre fratricide où il refusait le manichéisme, cet homme a surtout chanté l’amour et la beauté : gloire lui en est rendue ce soir par Gilles Méchin. Comme Hélios Radresa**, il lui a élevé un Tombeau, comme faisaient les poètes grecs et classiques ou Dorgelès pour les poètes-poilus.
Comme Abdellatif Laäbi écrivant pour Sénac :
La nuit criait au viol
Alger buvait à mort
entre hommes
Pas de poème sans risque
Sa barbe lissait le pubis
de la page transparente
et ses lèvres murmuraient l
la sourate du pardon
Il dessina d’abord un soleil
un petit rond d’écolier
affublé de rayons démesurés.
Que la Cave Poésie de René Gouzenne ne devienne jamais le sanctuaire d’un ego hypertrophié voulant la réserver à son autocélébration, qu’elle connaisse encore des soirées exceptionnelles comme celle-ci où selon les mots de Robert Belleret (auteur d’une indispensable biographie de Léo Ferré): « la chanson peut être de la poésie portée à l’incandescence par la musique. Un art majeur. »
Elrik Fabre-Maigné
11-III-2015
Les œuvres poétiques complètes de Jean Sénac sont disponibles aux Editions Actes Sud.
Le disque La vie au bout du chemin – Gilles Méchin chante Jean Sénac est disponible auprès de la Compagnie du Théâtre du Mont d’Arguël 11 Grande rue 80140 Arguël 06.61.10.33.91
* La Compagnie existe depuis 1993, répète et crée dans le le village d’Arguël où elle anime, grâce à une étroite collaboration avec le Conseil municipal, une petite salle de spectacles, véritable théâtre de poche de 45 places.
** aux Editions Publibook/Société écrivains)