Platonov d’Anton Tchekhov au théâtre Garonne
Création collective dirigée par Rodolphe Dana
Traduction : André Markowicz, Françoise Morvan
Adaptation : Rodolphe Dana, Katja Hunsinger
Avec : Yves Arnault, Julien Chavrial, David Clavel, Rodolphe Dana, Emmanuelle Devos, Françoise Gazio, Antoine Kahan, Katja Hunsinger, Émilie Lafarge, Nadir Legrand, Christophe Paou, Marie‑Hélène Roig.
Étrange impression après le marathon « Platonov » joué frénétiquement, incarné jusqu’à la farce, par le collectif Les possédés aux accents plutôt dostoeïkiens, et par la lumineuse Emmanuelle Devos qui irradie sur toute la pièce.
On est fasciné, d’une part par la nouvelle traduction très modernisée d’André Markowicz et Françoise Morvan, d’autre part par cette sarabande sur scène qui tire cette pièce brouillonne du tout jeune Tchekhov vers une sorte de comédie de boulevard existentielle.
Étrange impression de ne pas avoir entendu et vu une pièce de Tchekhov, avec son climat habituel, sa nostalgie prégnante.
Mais la troupe n’est pas forcément coupable, car il s’agit d’un texte de jeunesse de Tchekhov, inachevé, bavard encore, porteur de toutes les trajectoires à venir, et pas encore totalement abouti. Il avait sagement enfermé son manuscrit dans un coffre de son vivant.
D’ailleurs cette pièce était réputée injouable, jamais montée du vivant de Tchekhov, et qui devra attendre Jean Vilar en 1956 en France.
Et puis le collectif Les possédés a voulu se démarquer des autres tentatives récentes, dont celle remarquable d’Eric Lacascade en 2002, lui grand admirateur de Tchekhov (Ivanov, La Mouette, Cercle de famille pour trois sœurs et Platonov)
« On ne peut pas représenter Tchekhov, on ne peut que le vivre » énonce-t-il, et Rodolphe Dana le vit à sa façon, très iconoclaste, et qui il a voulu se détacher des méandres des brumes et de la mélancolie étouffante habituelles, pour mettre en pleine lumière le « côté désespérément romantique de la pièce… car tous les personnages se raccrochent à l’amour comme des naufragés à des bouts de bois. Cela n’empêche pas l’humour : chez les Russes il semble que l’on puisse se noyer en ayant un fou rire. » (Rodolphe Dana).
Et Dana noie ce texte dans le rire, au risque de diluer le tragique du rien qui sourd dans cette pièce, sur cette approche presque concrète du néant qui étreint les personnages. Comment dire que la vie a passé sans eux, sans être déchirant, mais décalé, parfois bouffon.
Rodolphe Dana a effectué des adaptations à ce long texte qui peut s’étaler jusqu’à six heures.
Pour donner chair à « ce brouillon de vie » Rodolphe Dana à force de pirouettes comiques va vers une surreprésentation nihiliste de cette pièce.
Certes Tchekhov voulait que l’on rit à ses pièces et n’appréciait pas le tragique absolu où on enfermait ses pièces.
Mais pourtant Platonov renferme tout un univers qui va à s a perte avec ses jeunes femmes romantiques et possédées, ses paysans enrichis et taciturnes, ses aristocrates oisifs, ses bourgeois avides rêvant de fuir cette Russie si renfermée et rêvant de Paris… Cette galaxie qui s’ennuie ou traficote, tourne au centre un astre noir qui fascine et rayonne de sa lumière noire sur tous. Sa provocation et son côté scandaleux la tirent de la médiocrité des jours sans fin. ce « Hamlet local » oscille entre cynisme et désespoir.
Platonov, ce vieux jeune homme devenu l’instituteur du village, « notre petit Platon » en russe, pour les uns, « un second Byron » pour les autres, perd les gens, car il se perd lui-même, torturé par ses désirs contradictoires auxquels il ne sait dire non. Toujours insatisfait, Don Juan lâche et veule, car porté par « Trop de passion et pas assez de force », il renie ses utopies de jeune homme, pour erre dans « ce trou perdu », en promenant ses belles phrases et sa dérision profonde. Il fascine et séduit toutes les femmes, mais il ne s’aime pas.
Dans ce petit microcosme, perclus de velléités et de vodka, il passe à la dérive, noyant les autres.
Dans ce grand gâchis, certains végètent, perclus de dettes et de rêves bisés, d’autres traficotent, et d’autres comme la belle Générale veulent encore brûler les derniers feux de la jeunesse avant de dépérir dans ce néant.
Et l’interprétation d’ Emmanuelle Devos est magistrale, brûlante, incroyablement sensuelle. Sa présence est incroyable.
D’ailleurs la pièce semble tourner autour d’elle, alors qu’elle devrait tourner autour de Platonov. Cela est aussi dû à la façon de jouer de Rodolphe Dana, qui accentue la faiblesse du personnage et le transpose plus vers un personnage d’Albert Cohen que de Tchekhov. Lui, il ne veut pas irradier, simplement se laisser balloter par les autres et sa propre lâcheté. Il refuse de jouer sur la beauté ténébreuse, il ne joue que ses mensonges.
Il ne veut que tromper le temps, et non pas tant tromper les autres. De prédateur il va devenir proie, et susciter tant d’envies de meurtre.
Rodolphe Dana, metteur en scène et acteur dans le rôle-titre, accentue à l’extrême cette fragilité, au détriment du côté noir du personnage.
Toute la troupe est engagée, vibrante, dans cette conception étonnante, dérangeante, de Platonov. Tout est énergie, tout bouge, trop sans doute, car cela finit par tanguer. Mais tout passe vite, avec fluidité, conviction.
Les douze comédiens du collectif jouent dans l’urgence et non dans la nostalgie. Sur un plateau presque nu, un jardin, une salle de classe dévastée, seules les tensions emplissent la scène. Des traits forcent la farce : costumes ridicules, piscines bleues en plastique, portes branlantes…
L’entracte marque violemment la pièce en deux, entre la première partie sorte de farandole proche du vaudeville, et la seconde qui va mener cette course folle au drame.
Donc étrange impression que l’on retire de cette performance et surtout de cette approche originale, parfaitement assumée, avec une mise en scène trépidante, mais qui laisse inassouvie notre vision propre de Tchekhov de la perte d’un monde, des illusions, des splendeurs passées, des vies ratées.
Et quand à la fin la légèreté se brise, que le drame surgit le docteur alcoolique dit :
« Que faire ? Enterrer les morts et réparer les vivants », phrase si souvent reprise lors des tragédies récentes, et qui nous glace.
On retrouve brusquement le Tchekhov connu, et le décalage est grand, trop grand sans doute, mais plus que respectable.
De ce tourbillon voulu par Rodolphe Dana on sort un peu ivre, sinon conquis.
Gil Pressnitzer
photo © Jean-Louis Fernandez