Trois réalisateurs d’albums, trois « producteurs » parmi une petite confrérie, vivent et travaillent à Toulouse, couvent et font éclore des œuvres musicales…
Un jour de grand soleil il y a deux ou trois ans, mais il faisait frisquet et j’avais la cervelle à vif, je trouvai une forme d’apaisement en visitant un vide-grenier dans le Lauragais. Il serait temps d’éditer un beau livre sur ces endroits qui sont des concentrés colorés de vie vraie et des témoignages du pays profond, parfois lamentables et tristes comme les pierres, poussiéreux et remplis de cochonneries aussi désolantes qu’un baromètre en forme de mousmé, une carafe Ricard ou un vinyle d’airs d’accordéon, à d’autres moments valant bien n’importe quelle étude sociologique ou exposition d’art contemporain, enfin, plus rarement, dépôt de trésors insoupçonnés. Tiens, parlons des disques. J’en trouvai un cette fois-là, qui me guérit instantanément de tous mes maux, un bel exemplaire de La Solitude de Léo Ferré, double pochette splendide, bon état, 2 euros. Surtout, on peut lire le nom des gens qui ont travaillé sur l’album.
Pour un fan de musique qui a acheté des disques depuis la première adolescence et a passé de douces heures à saliver sur les étiquettes, les couvertures et les livrets, sur les notes, les paroles et les indications d’enregistrement, informations variées qui servent à comprendre ce qu’on écoute et qui sont aujourd’hui passées de mode, le terme et la fonction de « producteur » évoquent des personnalités et un travail essentiels. Mais c’est un rôle obscur et inutile pour bon nombre d’auditeurs occasionnels, quand les CD sont couverts de pattes de mouche et que, tout bonnement, les pochettes ont disparu dans le maelström de l’immatériel numérique, dans les flots de MP3 sans racines qui courent et se perdent sur Internet, dans nos ordinateurs et nos lecteurs nomades.
Il y a eu Bob Thiele dans le jazz et le blues, Phil Spector, George Martin, Steve Lillywhite, Daniel Lanois, Brian Eno et Rick Rubin… à la fois superviseur et arrangeur, aiguille et poteau, cravache et langue, mère-poule et rusé psychologue, artiste et modèle, pompier et couturière, coiffeur et chapeau, potier, sculpteur, accoucheur, révélateur, crêpeur de chignon et caresseur de poil, impitoyable correcteur et maître du temps, empêcheur de tourner en rond… le producteur, en français « réalisateur », a construit, avec les chanteurs et les groupes, l’histoire du rock et parfois de la chanson (les albums de Johnny avec Berger, Goldman ou M).
Trois musiciens toulousains ont fait ce métier ; l’un d’entre eux a beaucoup de succès actuellement avec un duo du nom de Cats on Trees, l’autre a participé à de beaux albums de Bernard Lavilliers et le troisième a travaillé avec Jean-Pierre Mader et Art Mengo.
GEORGES BAUX
Les frères Baux démarrent leur studio Deltour sur le boulevard du même nom, à la Côte pavée, à la fin des années 70. Ce sont des généralistes (comme leur père médecin!) ; ils enregistrent toutes sortes d’artistes, de Bruno Ruiz aux Kambrones en passant par les Outsiders et Classé X, les Ablettes et Dau Al Set, Dougherty et peut-être même l’obstiné Maeso… Si les groupes de punk-rock s’y retrouvent grâce à un son qui leur convient, il y a aussi une équipe de musiciens-maison qui satisfont les chanteurs solitaires et deux d’entre eux fonderont Images (Les démons de minuit).
La dernière fois que j’ai mis les pieds à Deltour, le studio était meublé de piles de boîtes de bandes magnétiques, d’un ampli H&K, d’étuis de guitare, câbles, jack, micros à large membrane, percussions diverses, antiques consoles de master en 38 qui avaient la réputation de donner une vraie pêche aux enregistrements, avec ces larges rubans qu’on devait caler à la main sur les magnétos. Les Baux arrêtent l’activité du studio, sous sa forme commerciale, vers 1990, quand Georges part en tournée avec Bernard Lavilliers. Il tient les claviers dans le groupe dont le chef est pascal Arroyo (croisé sur un album avec Jean-Patrick Capdevielle). Il y avait deux claviers à l’époque ; Georges est pianiste et tient les synthés additionnels, en charge de la « pâte sonore »… Il considère cette expérience comme un défi dont il a triomphé et qui lui a fait connaître des univers différents ; il a trouvé une famille musicale, un sens à ses efforts et a suivi Lavilliers sur quatre tournées avant de devenir son oreille dans les salles de concert et d’arranger et réaliser (composer parfois) quelques albums (Champs du possible, Clair-obscur, Samedi soir à Beyrouth) et un certain nombre de chansons, dont celles qui figurent sur l’album du retour en grâce du Stéphanois, Carnets de bord. Par ailleurs, dans ces années-là, la production de la musique a changé d’ère, les technologies nouvelles ont permis aux musiciens de s’équiper en home studio et de faire eux-mêmes le travail de préparation de leurs albums…
Georges Baux est devenu producteur/réalisateur dans ces circonstances, au déclic de ses 33 ans. Les groupes qui venaient au studio avaient encore besoin d’espace, de bon matériel, de trouver un nid ailleurs que chez eux avant de créer, et surtout d’un oreille extérieure. Il commence à leur apporter sa vision de la structure, des tonalités, des tempos, des ponts et des ambiances adéquates.
Dans le laboratoire musical de Georges Baux… par teletoulouse-wizdeo
Ses talents et connaissances de musicien et d’ingénieur du son trouvent leur cohérence dans le métier de réalisateur ; prendre le projet au départ et le mener à bien, trouver les moyens musicaux, psychologiques, techniques, d’aboutir à un résultat satisfaisant pour les artistes et le public, voire les maisons de disques.
Avec Lavilliers, le compagnonnage a pris la forme d’une complicité qui dure encore. Georges écoute et enregistre les chansons brutes à Deltour, devenu une sorte de laboratoire, démarre les morceaux avec le chanteur armé seulement de sa guitare et de quelques textes, lui propose rapidement des ambiances glanées dans une solide culture musicale tous azimuts, qui le motivent à bâtir ses morceaux, à essayer ses mots. Puis, ils enregistrent des maquettes. Le reste du boulot sera fait dans de grands studios parisiens ou ailleurs. Même si Lavilliers s’est trouvé des réalisateurs plus jeunes pour les derniers albums, il semble rester fidèle à ces rencontres de première instance avec l’ami Baux.
« C’est organisé comme une grosse console de jeu ici, plus rien ne tourne comme à l’époque, il n’y a que des bits mais de vieux préamplis réchauffent le son digital froid et métallique. J’aime un son chaleureux et plein, je passe tout à travers une vieille machine avec un bouton d’entrée et un bouton de sortie et c’est tout. Déjà, il s’agit de savoir vers quel son on veut aller et je connais plusieurs moyens ou configurations : un magnéto numérique avec une vieille console Nieve par exemple… Avec le groupe Dezoriental, il fallait un son très chaud et très live. Pour passer à la radio (commerciale), on a tendance à compresser beaucoup les données parce que la moindre baisse d’intensité provoque de véritables paniques, et les ingénieurs d’aujourd’hui fourrent tout dans de gros tubes qui concentrent la musique. Je suis partisan d’une dynamique travaillée en finesse, un peu comme dans le classique.
« Moi souvent je démarre de zéro, et c’est risqué ! Les idées partent dans tous les sens, on échange, on imagine le film, surgit une première mouture, et vient la question des musiciens avec qui on va continuer.
« Tout au long des années, j’ai rencontré des musiciens atypiques, joueurs de tuba, saxophonistes, Tony Marcos aux percussions… C’est ma famille musicale, j’aime travailler avec eux, dans une confiance mutuelle. Ils apprécient mon regard extérieur.
« La confiance est le maître mot de ce travail et parfois ça me rappelle un peu le métier de mon père, un médecin qui établissait des rapports très étroits avec les gens. De temps en temps, je me dis parfois que je fais un métier qui n’est pas très éloigné du sien… »
PIERRE ROUGEAN
Il y a quelques années, lorsqu’il avait entrepris de faire profiter d’autres artistes de ce qu’il avait lui-même appris dans sa carrière de chanteur, auteur et compositeur remarqué par les Inrocks et signé chez Sony (Statics), Pierre Rougean m’avait dit se considérer désormais comme « accoucheur d’artistes et d’albums », celui qui amène les projets musicaux à terme, qui détecte et prend en charge un groupe en devenir, avec son passé, ses obsessions et ses influences, ses doutes et ses silences, ses arguments et ses rêves, parfois informulés, et ses limites ; qui essaye de débroussailler tout ce qui parfois masque, parasite et embrume un peu le talent original. Ensemble, dans le meilleur des cas, ils cherchent et trouvent la voie étroite. « Il s’agit de les présenter de la meilleure manière, en fonction d’une bonne stratégie, au reste du monde. En l’occurrence pour moi le reste du monde c’est l’étape qui suit, les maisons de disques. Aller à paris, trouver un partenaire pour continuer le projet.»
Le carnet d’adresses bien garni de Pierre Rougean a été alimenté au début par ses projets personnels. « Pour donner, il faut avoir reçu », dit-il. Un réseau qui tient debout dans ce milieu très changeant où l’économie et le marketing ont pris le pouvoir, où les directeurs artistiques sont soumis au jeu des chaises musicales, sauf quelques-uns qui arrivent à rester en place, font leur job avec une passion intacte et une touchante sincérité, en restant un peu roublards, et gardent leurs idées sur la durée. Ils seront encore là quand le business de la musique se sera effondré pour de bon !
« Une personne qui passe ma porte, j’essaye de voir ce qu’elle a en tête, comment elle parle de sa musique, qu’est-ce qu’elle écoute elle-même à côté, comment elle voit ses œuvres, textes, paroles, arrangements, sensations, émotions… J’ai une vision d’ensemble, il faut que le message soit le plus clair possible. Et c’est une histoire de confiance, qui n’est ni définitive, ni irréversible. »
En ce début d’année 2015 où l’énorme succès du duo toulousain Cats on Trees ne laisse pas de l’étonner, je demande à Pierre Rougean s’il avance toujours sur les mêmes rails :
En quoi consiste ce métier et quelles sont les tâches qui te reviennent? Comment dialogues-tu avec les artistes?
Je suis l’interface entre la maison de disques et l’artiste. Je m’engage a faire un travail qui va avoir pour conséquence de fixer sur un support ce que l’artiste a dans la tête et rêve de faire sans pouvoir complètement l’exprimer, en accord avec ce que la maison de disque cherche et croit avoir trouvé aussi, elle non plus sans complètement l’exprimer. On parle à ce moment-là avec des mots et des images, autour d’une table, de ce qui devrait se passer plus tard dans un studio avec des instruments, des musiciens, des artistes, le temps, la technique, le mental et les limites de chacun.
Mon travail précis, du général au particulier, est de rendre cohérent, perspicace et efficace le message de l’artiste. L’artiste a quelque chose a dire ; son passé, son parcours, ses barrières ou au contraire son ouverture, son environnement proche, ses rêves d’évasion, ses influences, sa culture, son éducation, lui donnent beaucoup d’inspiration mais aussi beaucoup de contrainte et brouillent son message. Mon rôle est de tirer ça au clair, le vecteur d’expression, sa cible, de délimiter l’espace de jeu, de rêve, de travail, d’originalité, de tout valider avec l’artiste et de m’engager, avec sa confiance, à lui faire respecter tout cela dans le processus de finalisation de ses compositions puis des enregistrements et enfin du mixage.
Si cela se passe bien comme dans le cas de Cats on Trees, nous définissons ensemble un univers de travail, puis dans cet univers nous travaillons un répertoire puis dans ce répertoire nous travaillons chaque chanson ; dans chaque chanson nous travaillons chaque partie (couplets, refrain…), puis dans chaque partie nous travaillons chaque instrument, chaque intervention, et dans ces derniers nous travaillons chaque son, chaque interprétation….Cela jusqu’au clac final du mixage.
La confiance nécessaire a priori se renforce ensuite par les bons choix, les bonnes décisions, les bons angles de travail qui très vite aboutissent à une clarté et une simplicité de message, donc la mise en valeur du talent de l’artiste.
Le titre LOVE YOU LIKE A LOVE SONG qui est une reprise a été travaillé dans ce sens, avec un objectif fort de lui enlever son coté original, lui donner un son et un style bien défini et propre à la volonté du groupe.
J’ai encadré ce travail, réalisé ce titre et même mixé le titre moi-même, dans mon studio à la maison… Ce qui a donné 5000 passages a la radio…
Doit-on avoir une bonne connaissance technique et aussi des compétences de psychologue?
Bonnes connaissances techniques, oui, de plus en plus car elles facilitent au quotidien le travail de l’artiste, le contraignent moins qu’auparavant et facilitent son expression, les essais, les recherches. Les compétences psychologiques facilitent la relation mais je crois que ces qualités sont là avant même d’être réalisateur La sensibilité exprimée ou filtrée est sans doute une qualité élémentaire commune à tous les gens qui font ce métier.
Je ne suis pas un adepte du « coaching » ; il me semble que l’on bascule dans le sport…
Es-tu un peu comme un metteur en scène?
Oui mais sans aucune aucune prétention ! Quand on choisi de mettre un ampli dans une petite pièce et d’y installer un micro de proximité, de passer par un préampli à transistor pour faire une prise guitare ou bien si on met l’ampli au milieu d’une grande pièce avec un micro d’ambiance branché dans un préampli à lampe, on choisit deux atmosphères différentes, deux univers différents, deux façons de donner son idée du « son », du message, de partager une sensation, au même titre qu’au cinéma, un plan serré dans le coin d’une pièce ne donne pas le même effet qu’un plan large en extérieur.
Avec qui as-tu travaillé ces derniers temps?
Je travaille avec tous les groupes de mon label NOS FUTURS MUSIC et plus particulièrement cet hiver avec Cats on Trees dans mon propre studio à Toulouse, sur le deuxième album qui est en préparation.
MICHEL VERGINE
Michel a participé à six albums d’Art Mengo de 1990 à 2006 : Un 15 août en février et Guerre d’amour au studio Polygone, La mer n’existe pas et Croire qu’un jour au studio Ixion, La vie de château et Entre mes guillemets au studio personnel de l’artiste.
« Mon travail consistait à faire les maquettes avec Art, maquettes que j’enregistrais et mixais. Je m’occupais aussi de la programmation des synthés midi. Au moment de l’enregistrement réel de l’album, Jacques Hermet venait nous rejoindre en tant qu’ingénieur du son et co-réalisateur. Le réalisateur est celui qu’on appelle producteur chez les Anglo-saxons.
« J’ai appris ce métier, un peu l’équivalent du metteur en scène au théâtre, du réalisateur d’un film ou documentaire, ou de leur assistant, en observant des gens de l’art comme Richard Seff lors des séances d’enregistrement du groupe Images. À l’époque, j’assistais Georges Baux durant les prises. Plus tard, j’ai côtoyé Jean-Pierre Mader quand il faisait de la réalisation pour Polydor, entre autres deux CD de Peio Serbielle et un album de Philippe Léotard. Là aussi j’étais ingénieur du son et je voyais comment Mader dirigeait les séances de chant, les directives qu’il donnait à l’arrangeur, les idées de samples, de séquences qu’il proposait, tout ceci contribuant à donner une unité à l’album avec les textes, la voix et une atmosphère.
« Le réalisateur doit, à mon avis, connaître un minimum de choses techniques, ne serait-ce que pour se faire comprendre de l’ingé-son. D’ailleurs beaucoup de réalisateurs connus sont d’anciens gars de la console, comme Dominique Blanc-Francard en France.
« Art Mengo est le cas typique de l’artiste qui, ne voulant pas voir son œuvre dévoyée par les caprices d’un directeur artistique, est devenu son propre réalisateur. Il a monté son studio et travaille avec des ingénieurs du son partageant son univers musical. J’ai pas mal appris durant ma période Art Mengo (lui aussi d’ailleurs).
« Tous les artistes ne sont pas capables d’une telle émancipation car il faut aimer l’ambiance du studio, apprendre à utiliser de délicats et parfois complexes outils de création, il y a partout ces câbles quand on fait les prises, ces appareils qui clignotent etc..
« En ce qui me concerne, j’ai appris avec des gens qui jouaient d’un instrument, savaient chanter, écrire des textes, et se retrouvaient eux aussi un casque sur les oreilles devant un micro.
« Le réalisateur va aider a mettre en forme les titres, proposer de refaire des prises, d’utiliser tel ou tel effet, parfois régler les amplis guitare, en jouer même, en ayant toujours à l’esprit une image sonore du projet. Parfois, il faut douter, faire douter et tout remettre en question. Et aboutir à un album qui ne dénature pas l’artiste ou le groupe.
« Avec les outils d’aujourd’hui qui contribuent à « démocratiser » la musique et le travail de studio, on peut se dire réalisateur après avoir réussi a mettre ensemble une boucle et un sample. C’est déjà un début, mais est-ce suffisant ? Je pense qu’il faut pratiquer, expérimenter, discuter, écouter. C’est un métier de passion : passion des sons et des mots.
« Dans mon propre studio à Saint-Simon, aujourd’hui, j’enregistre des albums pour lesquels je vais plus loin que le métier d’ingénieur du son. C’est la cas du deuxième album de Jefferson Noizet, que j’ai co-réalisé avec l’artiste. Par exemple, pour certains titres, j’ai proposé des options inédites pour l’enregistrement de la batterie afin de donner aux pistes une couleur différente. J’ai pris part aux arrangements, au choix des prises, toujours de concert avec Jefferson. J’utilise avec mon Mac le logiciel ProTools qui permet par exemple de faire le montage des différentes prises, en plus d’être un logiciel d’enregistrement et de mixage.
Greg Lamazères
Pour aller plus loin :
Le livre TAKE ONE / Les producteurs du rock de Nicolas Dupuy
L’émission de TLT sur Georges Baux en 2009
Entretien avec Pierre Rougean / TLT 2009