Ce lundi 24 novembre, 20h, les galeries de la Halle aux Grains résonneront des accents baroques des musiques de Vivaldi, Hasse, et Pergolèse. Le programme qui va vous emporter est placé sous la direction de Ricardo Minasi et de son ensemble récent, Il Pomo d’oro. Récent peut-être mais qui a gravi très rapidement les échelons de la notoriété. Un programme d’autant plus original qu’il vous offre le Nisi Dominus de Vivaldi, avec pour soliste le contre-ténor soprano Valer Sabadus, suivi d’une œuvre rare de Hasse, le Salve Regina interprété par un autre contre-ténor mais alto, Maarten Engeltjes. Puis, fait rarissime, tous les deux se retrouvent dans le Stabat Mater de Pergolese, plus souvent interprété par deux voix féminines, ou une féminine et une voix soprano d’enfant.
Si vous souhaitez en savoir davantage sur les artistes, quelques éléments de leur parcours, histoire de constater qu’ils n’arrivent pas à la Halle en tant qu’apprenti !
Le contre-ténor soprano VALER SABADUS naît en 1986 à Arad en Roumanie, et s’installe en Allemagne en 1991. Il grandit dans une famille de musiciens et y reçoit ses premières leçons de violon et de chant. A l’âge de 17 ans, il commence sa formation de contre-ténor à l’Université de Musique et des Arts du spectacle de Munich, étudiant auprès de Gabriele Fuchs.
Tout juste 30 ans et déjà quel parcours ! En 2009, il fait ses débuts au Festival de Pâques de Salzbourg dans le rôle d’Adrasto dans l’opéra Demofoonte de Nicolo Jommelli, sous la direction de Riccardo Muti. Un autre rôle d’un opéra de Jommelli – Enée dans Didone abbandonata – le conduit sur la scène de l’Opéra de Stuttgart. En 2009, il chante le rôle-titre d’Orlando furioso de Vivaldi à Munich. Son interprétation du rôle de Sesto dans La Clemenza di Tito de Mozart au Mozartsommer de Schwet- zingen en 2010 s’avère un succès phénoménal.
Parmi ses engagements récents, on peut citer le rôle de, Ruggiero dans Orlando furioso de Vivaldi, Endimione dans La Calisto de Cavalli, Armindo dans Partenope de Haendel à Karlsruhe. Une production de Didone abbandonata de Hasse de nouveau au Prinzregentheater de Munich, le rôle-titre d’Orfeo et Euridice de Gluck à l’Opéra de Stuttgart. En 2013, il chante le rôle-titre du Serse de Haendel à l’Opéra de Dusseldorf.
En France, il a donné un récital triomphal sous la direction de Michaël Hofstetter à l’Opéra Royal de Versailles. Il a par ailleurs collaboré à plusieurs reprises avec Les Talens Lyriques et Christophe Rousset. Il s’est produit en 2012 à l’Opéra de Nancy, puis dans le rôle de Semira dans l’Artaserse de Vinci, sous la direction de Diego Fasolis (entouré du Concerto Köln, il y chante aux côtés de contre-ténors aussi prestigieux que Philippe Jaroussky, Max Emanuel Cencic et Franco Fagioli). Cet opéra a été donné en version de concert à l’Opéra de Lausanne, au Theater an der Wien puis au Théâtre des Champs-Elysées, et pas davantage, la distribution étant quasiment impossible à rassembler.
En 2013, il participe à la production d’Elena de Cavalli dans le cadre de l’Académie lyrique du Festival d’Aix-en-Provence, sous la direction de Leonardo García Alarcón.
L’Artaserse de Vinci a été enregistré par Virgin Classics et est paru en octobre 2012. Un véritable succès. Dans sa discographie, citons le récital d’airs d’opéras de Hasse, Hasse reloaded, chez Oehms, récompensé.
Maarten Engeltjes
Le contre-ténor alto néerlandais MAARTEN ENGELTJES, né en 1984, commence à chanter comme soprano à l’âge de 4 ans. En 1995, Sir David Wilcocks le sélectionne comme soliste dans les Coronation Anthems d’Haendel au Boys Choir Festival à Haarlem aux Pays-Bas. Il participe également en tant que soprano solo à divers enregistrements discographiques à la cathédrale de Riga en Lettonie (dont le fameux Miserere d’Allegri).
Maarten Engeltjes commence à s’intéresser à la voix de contre-ténor à l’âge de 16 ans en chantant les airs d’alto solo de la Passion selon Saint Matthieu de Bach. Suivent rapidement de nombreux engagements.
Fermement impliqué dans les répertoires baroque et contemporain, il a récemment interprété les rôles de Tolomeo dans Giulio Cesare d’Haendel avec la Capella Cracoviensis à Cracovie, Bertarido dans Rodelinda d’Haendel au Festival de Saint-Jacques de Compostelle en Espagne, Adschib dans l’Upupa de Hans Werner Henze dirigé par Markus Stenz au Concertgebouw d’Amsterdam,… le Stabat Mater de Pergolesi avec Concerto Köln, le Magnificat de Bach avec le Bergen Philharmonic sous la direction de Juanjo Mena, la Passion selon Saint Jean de Bach en tournée européenne avec Ton Koopman et l’Amsterdam Baroque Orchestra et la Messe en si de Bach.
Il a précédemment interprété le rôle de l’Ange lors de la création de l’opéra Adam in Ballingschap de Rob Zuidam à l’Opéra d’Amsterdam, Polinesso dans Ariodante d’Hændel au Festival de Beaune, le Dixit Dominus avec le Nederlands Kamerkoor, des cantates de Bach dirigées par Ton Koopman au Concertgebouw, le Stabat Mater de Vivaldi avec Musica Amphion, l’Oratorio de Noël de Bach à Tokyo et Osaka et une tournée mondiale avec William Christie et Les Arts Florissants, ainsi qu’une tournée en Belgique avec l’orchestre baroque flamand B’Rock dans le Nisi Dominus de Vivaldi et le Salve Regina de Hasse.
On l’entend à nouveau dans le Nisi Dominus de Vivaldi avec l’Ensemble Arion de Montréal, des cantates pour alto solo de Bach, la Passion selon Saint Matthieu de Bach, l’Oratorio de Noël, la Passion selon Saint Matthieu, la Messe en si de Bach et le Messie d’Haendel avec Ton Koopman et l’Amsterdam Baroque Orchestra.
Il Pomo d’Oro
IL POMO D’ORO est un orchestre fondé en 2011 qui accorde une forte priorité à l’opéra mais se consacre également à l’exécution instrumentale en diverses formations.
Ses musiciens comptent parmi les meilleurs au monde dans le domaine de l’interprétation sur instruments d’époque. Ils constituent un ensemble d’une qualité exceptionnelle, alliant connaissances stylistiques, très haute compétence technique et enthousiasme artistique.
Il Pomo d’Oro collabore, selon les cas, avec divers chefs d’orchestre mais se produit également sans chef ou sous la direction d’un soliste. Depuis la saison 2012-2013, l’Orchestre a choisi Riccardo Minasi comme Chef d’Orchestre Principal.
Le nom de cet orchestre fait référence au titre d’un opéra d’Antonio Cesti composé pour le mariage de l’Empereur Léopold Ier d’Autriche avec Margarita Teresa d’Espagne, à Vienne, en 1666. L’opéra était la dernière partie de ces cérémonies impériales marquées par une splendeur incroyable dans tous les domaines, commençant par des feux d’artifice de soixante-treize mille fusées et un ballet équestre de trois cents chevaux. Avec ses vingt-quatre décors différents et ses effets spéciaux stupéfiants, Il Pomo d’Oro a probablement été la production lyrique la plus excessive et la plus coûteuse de l’histoire, encore jeune, de l’opéra. Elle offrait des rôles à cinquante chanteurs et durait dix heures, dix heures de spectacle magnifique et de musique superbe.
Dernière venue : le 3 Février 2014, dirigé par Riccardo Minasi
Né à Rome en 1978, RICCARDO MINASI a développé une intense activité non seulement en tant que soliste mais aussi en tant que premier violon solo avec des ensembles et orchestres tels que Le Concert des Nations de Jordi Savall, Il Giardino Armonico et autres formations baroques de haute réputation. En tant que chef d’orchestre, il a dirigé la Kammerakademie de Potsdam, le Züricherer Kammerorchester, le Balthasar Neumann Ensemble, …il Complesso Barocco et l’Orchestre baroque d’Helsinki, dont il est chef d’orchestre associé depuis 2008.
À l’invitation de Kent Nagano, il a été conseiller en matière de pratique historique de l’Orchestre symphonique de Montréal et violon solo au Festival Belcanto de Knowlton, au Canada. En 2010, il a endossé le triple rôle de chef d’orchestre assistant, violon solo et éditeur (avec Maurizio Biondi) de la nouvelle édition critique de l’opéra Norma de Bellini avec Cecilia Bartoli et le Balthasar Neumann Ensemble de Thomas Hengelbrock.
Entre 2004 et 2010, Riccardo Minasi a été professeur de musique de chambre au Conservatoire V. Bellini de Palerme. Il a en outre animé des séminaires, donné des cours de violon et tenu des conférences sur la pratique d’exécution historique à la Juilliard School of Music de New York, et autres hauts- lieux d’étude de la musique aux quatre coins du monde. En 2009, il a représenté l’Italie au jury pour les auditions de l’Orchestre baroque de l’Union européenne. Son enregistrement des Sonates du rosaire de Biber (Arts) s’est placé parmi les finalistes aux Classical Awards du Midem à Cannes au titre d’album de l’année 2009.
Maintenant, davantage sur les œuvres et plus particulièrement sur GIOVANNI BATTISTA PERGOLESE et son irrésistible Stabat mater
Stabat Mater
Stabat Mater dolorosa (Grave) duo
Cujus animam gementem (Andante amoroso) soprano
O quam tristis et afflicta (Larghetto) duo
Quae moerebat et dolebat (Allegro) alto
Quis est homo, qui non fleret (Largo – Allegro) duo
Vidit suum dulcem natum (A tempo giusto) soprano
Eja Mater fons amoris (Andantino) alto
Fac ut ardeat cor meum (Allegro) duo
Sancta Mater, istud agas (A tempo giusto) duo
Fac ut portem Christi mortem (Largo) alto
Inflammatus et accensus (Allegro, ma non troppo) duo
Quando corpus morietur – Amen (Largo assai – Presto assai) duo
durée ~ 40 mn
Giovanni Battista Pergolèse, ce “favori des dieux“, « Mon charmant Pergolesi… », dixit Charles de Brosses, au retour de son voyage à Naples en 1739, mais charmant au sens « qui charme » par ce mélange irrésistible d’élégance, d’évidence mélodique, de verve, de générosité qui le fait aimer aussitôt.
Auparavant, délimitons un peu le creuset idyllique qui a vu se forger rapidement le mythe, à un point tel, que le génie napolitain se verra attribué des centaines d’œuvres…qui se seront révélées depuis comme ne lui appartenant pas. Que n’aura-t-on pas fait alors pour être édité !
Un peu de contexte historique
Une vie de vingt-six ans, cinq années de production, 1731-1736, tel est le cadre historique dans lequel évolue Pergolèse. Le cadre géographique est tout aussi étroit. Il naît près de Naples. Il y meurt et ne voyage guère qu’à Rome, la ville la plus proche. Contrairement à la France qui trouve son unité, l’Italie de ce début du dix-huitième est encore une mosaïque de territoires déchirés par des influences contraires. Le Nord dépend de l’Autriche, le Sud de l’Espagne, au centre, les états pontificaux essayant de résister. Noyé dans cet imbroglio, le Royaume de Naples, longtemps sous domination autrichienne passera en 1734 aux mains des Bourbons d’Espagne. Chaque grande puissance essaye de mieux diviser pour régner. Chacune pousse son pion et les autochtones ne savent plus quel roi saluer au passage. Mais Naples bouillonne, perdue avec délices dans sa ferveur mystique.
Quant au contexte artistique
Le seul pôle qui va réunir les italiens est la religion catholique romaine, lien puissant profondément ancré dans les consciences. Depuis la Contre-Réforme, Rome véhicule un langage artistique éclatant : l’Art Baroque, art qui déborde largement la péninsule pour constituer le fameux croissant baroque en Europe occidentale. 1711, un an après la naissance de Pergolèse, on va jusqu’en Russie, plus exactement Saint-Pétersbourg pour assister au triomphe des artistes italiens et français dans la réalisation du Palais d’Eté, dressé par Tressini. 1732, Tiepolo décore San Rocco à Venise. Auparavant, en 1716, Hildebrand construit à Vienne le Belvédère inférieur, tandis que Baltasar Neumann, s’occupe en 1720 du Palais Episcopal deWurzburg. La France se tourne vers le style Louis XV qui, depuis la Régence, 1715, éclaire d’un sourire la rigueur classique. Mais l’empreinte de Versailles reste encore trop forte et le style rocaille ne peut s’épanouir que dans les arts dits mineurs.
Néanmoins, un artiste fait cavalier seul. Ignoré en son temps, il fait aujourd’hui figure de prophète. En effet, c’est en 1717 que Watteau peint « l’Embarquement pour Cythère » et en 1721, son ultime chef-d’œuvre : « l’Enseigne de Gersaint ». Quant à Naples, les palais, le dessin des rues, les moindres détails architecturaux, les créations populaires, ex-votos, décors de balcons, tout est baroque. Pensons aussi à l’ouverture en 1737 de cette folie architecturale qu’est le Teatro San Carlo.
Et le contexte musical ?
En musique, on observe le même phénomène avec la suprématie des écoles italienne et française. Le violon est roi. Le plus célèbre des luthiers, Stradivarius disparaîtra un an seulement après Pergolèse en 1737. Son instrument a permis à des musiciens de génie, les Tartini, Locatelli, Corelli, Vivaldi,… de s’épanouir, sans oublier le français Jean-Marie Leclair. Pergolèse aurait laissé quelques sonates et concertos, mais l’attribution est trop souvent douteuse !
Il va délaisser le clavecin si apprécié des français, quand Couperin et Rameau écrivent leurs “Livres“. Une foule de maîtres plus anonymes les suit. Quant à Domenico Scarlatti, fils d’Alessandro, il n’en finit pas d’écrire ses centaines de sonates. L’instrument, s’il jette ses plus beaux feux, n’en est pas moins guetté par un rival. En construisant en 1711 son “gravicimbalo per piano e forte“, Christofori ouvre la voie impériale du piano.
Mais l’instrument que les italiens aiment par dessus tout, c’est bien la VOIX, la voix humaine.
Et le chant, c’est l’opéra. On va écouter l’opéra au théâtre ou à l’église, car l’oratorio n’en est finalement que la version religieuse. La frontière entre les deux genres est alors très perméable.
Les deux formes s’interpénètrent et le style baroque en rajoute dans l’ambiguïté.
Alessandro Scarlatti, qui mourut à Naples en 1725, et dont Pergolèse fut peut-être l’élève un court laps de temps, donne le ton. L’un de ses opéras, Il trionfo dell’onore y sera représenté dix-huit fois d’affilée, une vraie “success-story“ pour l’époque car les productions foisonnent, se bousculent sans répit. On aurait compté à Naples alors, jusqu’à quarante-quatre salles où furent créées des œuvres lyriques dont vingt-trois étaient des théâtres permanents. Ne pas oublier qu’en ce temps-là, pour entendre, de la musique, du chant, il FAUT se déplacer, ou en faire soi-même, et la représentation est unique. Donc, à naples, salles et théâtres foisonnent.
En 1780, avec ses quatre cent mille habitants, Naples est la deuxième ville d’Europe après Londres, avant Paris, et loin devant Rome, Venise ou Milan. Pour mémoire, la peste de 1656 va décimer la moitié des trois cent mille napolitains, sans parler du tremblement de terre de 1732.
La période est donc tout à fait favorable pour un enfant doué comme le petit Giovanni Battista. Francesco Durante, un de ses professeurs, maître de chapelle au Conservatoire, saura mettre en valeur ses dons.
En France, l’opéra vit dans le sillage de Lulli mort en 1687. Campra, Delalande Destouches, Mouret, s’efforcent de renouveler le genre, mais l’étoile de Rameau se lève enfin, avec son Hippolyte et Aricie en 1733. L’opéra-ballet triomphe.
L’opéra napolitain lui, va exploiter une veine originale appelée à des développements inattendus: l’intermezzo. Entre les actes d’un opera seria, on intercale des scènes comiques jouées devant le rideau et nécessairement réduites à leur plus grande simplicité. Alessandro Scarlatti, toujours lui ! Leonardo Leo, illustreront le genre. Pergolèse signera La Serva Padrona vouée à une renommée posthume tout à fait inattendue.
Nous n’aurons pas besoin de nous occuper des influences de Bach et d’Haendel sur Pergolèse. Sa vie trop courte, et sa quasi-absence de voyages n’ont pu favoriser une quelconque influence sur son écriture de la part de ces deux monuments, même si seul, le second a pu se prévaloir d’une très grande aura de son vivant.
Et notre compositeur ?
Il existe sans doute deux Pergolèse, l’un qui appartient à la légende, l’autre à l’histoire. Les archives n’ont pas encore permis de clarifier bien des points d’une vie pourtant aussi courte. Mort à 26 ans de la tuberculose.
Son passage sur terre fut tel un éclair. Il aurait même eu une aventure du style Roméo et Juliette, qu’on évoquera même pas ! Un seul document tendrait à prouver que le jeune homme n’avait rien d’un Don Juan. On y découvre un gnome plutôt hirsute, au nez et à la bouche en bec de canard, une jambe déformée déterminant une claudication, et en plus il souffre de phtisie, ces trois frères et sœurs étant tous décédés très jeunes. D’origine modeste, on le sait né un 4 janvier 1710 à Jesi, près d’Ancône, de nom : Giovanni Battista
Draghi. Anecdote ? Le grand père, cordonnier avait quitté Pergola pour venir à Jesi, d’où le nom alors passé au quotidien de, Pergolesi !
Les besoins d’artistes sont tels que, nobles et tenants de l’église sont à la recherche permanente d’enfants aux dons musicaux. On chante, on danse, on joue, beaucoup, car ce sont les seules distractions entre gens du peuple et il faut aussi distraire les nantis. Le Prince Stigliano va repérer l’enfant Pergolesi, et l’“expédie“ au Conservatoire des pauvres de Jésus- Christ à Naples. Il y reçoit les leçons de Gaetano Greco, Leonardo Vinci, Francesco Durante, et qui sait, Alessandro Scarlatti ? Or, ce “conservatoire“, comme les trois autres de Naples, n’étaient nullement destinés à fournir des musiciens d’église, mais des chanteurs d’opéra.
On comprend mieux le niveau de confusion que pouvaient atteindre le style religieux et le style profane, confusion dont il me semble que la musique rencontrée tout au long de ce Stabat Mater en est une parfaite illustration. Ce qui expliquerait aussi les difficultés d’interprétation qui surgissent si l’on veut trop insister sur un style et négliger l’autre. Un délicat équilibre à trouver.
Quant à la notoriété de notre génie napolitain, elle repose bien sur deux œuvres, le Stabat Mater et La Servante Maîtresse, intermezzo intercalé dans un opéra complètement tombé, lui, dans l’oubli. Le Stabat fut-il l’ultime composition de Pergolèse ? Sa composition aurait bien été commandée en 1735 par la confrérie des Cavalieri della Virgine de Dolori, une sorte de secte napolitaine, pour remplacer le Stabat d’Alessandro Scarlatti interprété pour les fêtes du Vendredi de Carême.
Sa dernière œuvre serait le Salve Regina en ut mineur pour soprano et cordes dont l’esprit est très proche de celui du Stabat, un moment aussi d’une rare discrétion et d’une ineffable délicatesse. Elles constituent la quintessence de son génie par leur simplicité et leur intériorité.
Le sentiment, débarrassé de toutes impuretés, à l’état pur, est devenu son.
Ainsi, juste sur cinq ans de composition, on remarquera combien productions, théâtrale et religieuse, sont intimement mêlées. Pergolèse est bien « homme de son temps. »
« Aucune musique n’est capable comme celle de Pergolèse de m’émouvoir également du début à la fin, et qui n’en serait pas touché, qui resterait froid en face de cette musique ne mériterait pas le nom d’être humain. »
Johann Adam Hiller, compositeur, chef d’orchestre (1728-1804)
Qui dit Stabat Mater dit Pergolèse, et pourtant le texte latin fut mis en musique par bien d’autres compositeurs. Pourquoi donc ce Stabat plutôt qu’un autre, et constituant l’œuvre la plus éditée du dix-huitième ? Mais, tout d’abord,
Un peu d’histoire sur l’origine du texte littéraire
Le Stabat Mater, cantique liturgique romain qui apparut vers le XIe ou le XIIe siècle utilise les deux premiers mots de la séquence du Vendredi saint figurant dans le rituel romain dont le texte, d’une étonnante beauté, aurait été écrit selon la tradition, à la fin du XIIIe siècle par un moine franciscain Jacopone de Todi, mort en 1306.
Cette théorie de la génération spontanée a heurté les théologiens qui se sont un brin étonnés qu’un humble moine, dont on ne sait rien par ailleurs, ait pu “accoucher“ d’un tel joyau de la poésie médiévale. Aussi, a-t-on cherché des antécédents tout de même un peu plus brillants, et l’on annonce le nom plus lettré de Saint Bonaventure qui vécut de1221 à 1274, un peu avant notre moine. Un cardinal, qui plus est, général de son ordre, légat du pape, auteur d’ouvrages théoriques et philosophiques, pouvait plus facilement endosser la paternité d’un tel texte.
Par contre, il est plus facile d’affirmer que les liens sont étroits entre le sens du poème qui évoque les souffrances du Christ et celles de la Vierge, et l’ordre franciscain, tout à la dévotion de la Passion et de la Sainte Vierge et à l’origine des manifestations du chemin de Croix.
Ne faisant pas partie d’un office liturgique particulier, le texte du Stabat Mater ne se trouve alors que dans les livres de prières privées. C’est le pape Benoît XIII qui, en 1727, introduit la fête des Sept-Douleurs de la Vierge Marie dans le missel et, ainsi, l’officialise.
Autre caractéristique intéressante : cette prose était lue et non chantée. On ne trouve donc pas de teneur grégorienne dans les compositions des premiers musiciens polyphonistes qui se sont intéressés à la forme. Ce n’est qu’au début du XIXe que le Stabat est pourvu d’une mélodie officielle sous l’impulsion de Dom Fonteine, chantre de l’Abbaye de Solesmes. Elle est officialisée par Pie X. Et c’est ainsi que s’effectue la curieuse évolution de cette mélodie, la sensibilité des moines ne pouvant s’accommoder d’une telle lacune dans leur antiphonaire !
Le Stabat Mater, œuvre soliste ? œuvre chorale ?
On se rend compte que les combinaisons sont multiples, tout simplement parce que Pergolèse n’a pas laissé de véritables indications concernant l’exécution de son œuvre. Ce qui est le cas pour la majorité des œuvres de ce temps.
Elles sont donc toutes défendables, même si l’écoute de certaines n’emporte pas une adhésion immédiate.
Pour le choix de ce soir, c’est la combinaison la plus fréquente à savoir, cinq versets interprétés par les solistes, et les autres en duetti dont la tradition voudrait qu’ils soient chantés par deux voix d’un chœur féminin. Ils le seront ici par les deux solistes, deux contre-ténors, l’un soprano et l’autre alto
Quant à la traduction musicale des images du texte (faisons un peu de figuralisme !), il pose le double problème de l’interprétation du texte par le compositeur, et de la compréhension par l’auditeur, d’où l’importance de la traduction. Le texte étant écrit en latin, Pergolèse n’avait nullement besoin, lui, d’une traduction pour en saisir le sens, ce qui est moins évident pour un auditeur d’aujourd’hui ! Et les traductions peuvent différer très sensiblement.
Certaines peignent les douleurs de la Vierge en termes très réalistes et donnent un violent éclairage à la mort ignominieuse du Christ. D’autres édulcorent, et râpent les aspérités qui pourraient choquer le fidèle pour y substituer, par d’habiles périphrases, un sentiment de tiède suavité bien propre à l’édification des âmes délicates !
A titre d’exemple, citons quatre traductions pour le premier verset :
Debout, la Mère des douleurs La Mère douloureuse se tient là
Au pied de la croix, tout en pleurs le visage baigné de larmes
Regardait Jésus mourir. Pleurant son Saint fils.
La Mère douloureuse se tenait debout
Au pied de la croix, tout en larmes
Tandis qu’on y suspendait son Fils.
La mère de Jésus, au pied de la croix
où son fils est attaché, sent au-dedans d’elle-même
La plus vive de toutes les amertumes.
De telles différences dépassent de loin les problèmes de stricte interprétation, mais peuvent être plus ou moins prises en compte par certains exécutants. Par contre, pour le simple mélomane, il n’est pas question de chercher des correspondances littérales entre le texte et la musique. Chez Pergolèse, l’approche du texte reste beaucoup plus générale et il semble bien que sa courbe mélodique, essentiellement vocale, ne veuille exister que pour elle-même sans se plier à moult sous-entendus métaphysiques. Son dessein essentiel semble avoir été moins une traduction musicale de chaque mot ou chaque image littéraire, qu’une illustration poétique du sens intime général qui transparaît sous les mots eux-mêmes. Cette conception est bien celle du style concertant caractéristique du dix-huitième.
Un peu d’analyse encore !
Le texte littéraire comporte vingt versets de trois membres de phrase chacun. L’organisation est rigide, au caractère ostentatoire, avec une versification régulière qui accentue encore l’aspect litanique, ce qui ne facilite pas le travail du musicien s’il veut éviter la monotonie.
D’autre part, si l’ensemble du Stabat est fortement lié à la douleur de la Vierge, on peut cependant discerner trois attitudes sur le plan spirituel qui vont de la simple description réaliste, par exemple,
…moerebat et dolebat… 4e verset
Elle gémissait, se désolait
Et tremblait à la vue
Des angoisses de son fils divin.
à l’espérance, pour le pécheur, de la rédemption,
Quand mon corps mourra
Fais que soit donné à mon âme
La gloire du Paradis.
en passant par une affectueuse imploration filiale.
Sancta Mater… 9e verset
Sainte Marie, fais aussi
Que mon coeur s’unisse
Aux souffrances du Crucifié.
Dans l’organisation musicale, lier les versets, ou découper en plusieurs parties, Pergolèse va finalement regarder d’un peu plus près le travail d’un de ses prédécesseurs, Alessandro Scarlatti, auteur aussi d’un Stabat. Les parenthèses sont frappantes, tant sur le plan des voix, alto et soprano, que sur celui de l’effectif instrumental, cordes et continuo. Mais, après tout, comme le Stabat de Pergolèse était destiné à remplacer celui de Scarlatti exécuté traditionnellement
à Naples, pourquoi n’aurait-il pas suivi le même plan architectural ?
Or, il n’en est rien. Si les deux Stabat traitent les vingt versets du texte littéraire, Scarlatti les rassemble dans dix-huit sections tandis que Pergolèse en fait douze ! et d’autres différences encore que les amateurs auront sûrement notées. L’originalité de la structure doit donc être laissée à l’actif de Pergolèse, même si, pour se conformer sans doute aux vœux de la confrérie à l’origine de la commande, il dût conserver des éléments de structure du précédent comme la formation avec deux parties vocales, orchestre à cordes et basse continue
Notons que l’ensemble à cordes intervient durant les préludes, interludes et postludes. Il soutient les voix avec le clavecin selon le principe d’écriture en vogue à l’époque baroque de la basse continue.
L’introduction orchestrale, d’un mysticisme recueilli et sobre, offre une vision moins dramatique que celle que l’on pourrait attendre pour un Stabat Mater dolorosa. Un chant élégiaque et intériorisé s’y dégage dans un superbe raffinement. En suivant, l’air pour soprano “Cuis animam“ théâtralise davantage le dialogue avec ses effets saisissants pour la voix du soliste.
On pourra remarquer aussi que le troisième verset pour duo, “O quam tristis“ est de style religieux et de caractère intimiste quand le suivant, pour l’alto, “Quae moerebat et dolebat“ se retrouve en opposition totale avec le sens du texte. La musique vive et joyeuse est tout à fait de caractère profane. Au cinquième verset, le duo “Quis est homo“ est introduit par le soprano et se développe dans un climat de grande nostalgie et de tristesse : la musique se mouille alors de larmes et d’une émotion rarement atteinte dans ce genre de pages. Deux autres versets complètent cette section. C’est au soprano de clore la première partie avec son dernier air solo “Vidit suum dulcem natum“ qui renoue de façon magistrale avec les harmonies initiales. On y entend des vocalises qui mettent la voix de l’interprète en valeur et ne seraient absolument pas déplacées sur une scène d’opéra.
Si l’“Eja Mater“ qui suit pour mezzo, ou alto seuls est d’une écriture plus conventionnelle, le duo qui s’amorce après est un exemple brillant et éloquent de toute une école du chant baroque. Il débute de manière presque violente, péremptoire en style fugué, se perd dans les méandres de l’ornementation pour devenir une page vocale proche de Haendel et des grandes cantates italiennes profanes d’alors. Cette section comporte cinq versets. Ces phrases amples et majestueuses du “Sancta Mater“ préparent et accentuent encore plus l’opposition avec le “Fac, ut portem Christi“, air pour mezzo ou alto seuls, moment d’un dramatisme intense avec ses allures de grand aria d’opéra “serieux“ d’une beauté qui annonce Mozart. Deux versets pour cette section.
Enfin, le duo “Inflammatus et accensus“ dériverait davantage de l’opéra bouffe napolitain avec sa verve qui se rapproche fort de celle de Serpina dans l’opéra de ce même Pergolèse, La Serva Padrona. Le final, toujours pour duo, correspond au vingtième verset. Il renoue de façon magistrale avec la mélancolie qui plane dès les premières mesures et se résout dans une plainte soumise et intimiste qui va devenir l’une des caractéristiques majeures du chant napolitain jusqu’au milieu de l’Ottocento.
Sur cet apaisement, cette sérénité, cette vision confiante de la mort s’achève le Stabat Mater de Giovanni Battista Pergolesi. Par ses contradictions mêmes, son mélange des styles profane et religieux, il est bien l’illustration de la richesse et des ambiguïtés de l’Art Baroque qui règne en maître dans la peinture, la sculpture et l’architecture du Seicento et du Settecento, sans oublier que nous sommes à Naples.
Sans être un monument de la littérature musicale, il défie les siècles, non par la qualité de ses quartes et sixtes ou l’enchaînement de ses quintes diminuées ou sa virtuosité d’écriture, mais parce qu’il nous touche par son pouvoir émotionnel. Et si le premier verset donne le ton, celui d’une douleur profonde mais contenue, le dernier est une ouverture sur le ciel, un ciel de béatitudes, qui nous force à lever la tête, et qui sait, nous arrache un peu à notre médiocrité de terrien. Prenons cette page comme une vraie consolation. Et oubliez la ou les versions que vous avez en tête.
Si vous le demandez, un texte avec une traduction vous sera aimablement envoyé par @. Il vous aura fallu arriver jusque là, ce qui mérite quelque récompense !!!!
D’autre part, quelques mots seront communiqués un peu plus tard sur les deux oeuvres de la première partie.
Michel Grialou
Les Grands Interprètes
Halle aux Grains
lundi 24 novembre 2014 à 20h00
Réservation
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