Digging In The Dirt (Peter Gabriel, album Us)
Je me souviens avoir été, sur le tard, étudiant en psychologie vers 1993 et j’ai alors suivi quelques temps un cours sur la mémoire et ses phénomènes, des travaux qui m’ont aidé par la suite à comprendre ce que je faisais en interrogeant des témoins de l’Occupation et en essayant d’écrire des histoires de la Résistance. La mémoire nous joue des tours. Elle fonctionne avec nos affects, avec les distorsions du temps et de nos humeurs, les couches profondes de notre inconscient et les collections de masques que nous trimballons et que nous portons les uns après les autres ou les uns sur les autres. Les couches de passé s’accumulent, la mémoire des autres et de la société se mélangent sournoisement avec la nôtre, les épisodes prennent des sens différents et se télescopent, se brouillent ou s’éclaircissent selon l’actualité, on dirait des particules dans un cyclotron, et tout ça barbouille les tableaux de notre vie. Pour dire les choses plus simplement et aller droit au but, c’est Stendhal qui s’en sort le mieux (Vie de Henry Brulard) en évoquant un épisode et un lieu de son passé : « Je me figure fort bien la descente. Mais je ne veux pas dissimuler que cinq ou six ans après j’en vis une gravure que je trouvai fort ressemblante, et mon souvenir n’est plus que la gravure. »
Un concert est une expérience moins traumatisante qu’un fait de guerre et il y a de bonnes chances de s’emmêler les pinceaux.
La chronique qui suit a été publiée en juillet et les réactions ont été variées. Des lecteurs, sous le coup de l’émotion des retrouvailles avec leur passé ou leur passion, se sont replongé dans leurs propres archives ; certains ont été irrités par la référence à Jung qu’ils ont jugée un peu trop intello, peut-être à juste titre.
Moi-même, comme il est entendu dans l’article, j’ai fait l’expérience de la mémoire et de ses sautes.
Le message le plus intéressant qui me soit parvenu dans la foulée, signé du journaliste, essayiste, romancier et bon connaisseur de la musique pop, Christian Authier, est le suivant :
« J’étais aux concerts toulousains de Gabriel en 87 puis pour la tournée suivante Secret World (album Us). L’arbre et le globe que tu évoques à propos de la tournée So étaient, me semble-t-il, présents lors de la tournée Secret World (avec aussi la cabine téléphonique et la batterie qui avance sur des rails). La scène occupait alors le parterre du Palais des Sports. Pour la tournée So, il n’y avait pas un tel décorum – comme en témoigne d’ailleurs le concert de Locarno. »
Fichtre ! Enfin quelqu’un qui suit, ai-je rapidement répondu, soudain éclairé. Et mon collègue d’ajouter, sagace et pertinent :
« Je ne me souvenais pas d’une panne en 87, mais en effet le concert avait foiré en 93, notamment le globe qui ne se soulevait pas et était resté bloqué un moment… »
Je me suis précipité sur les sites dont les adresses sont évoquées dans le fil de ma chronique et qui donnent de sérieuses pistes ; la tournée SW fit en effet une étape au palais des sports de Toulouse le 24 novembre 1993. Le concert correspond au DVD qui est sorti à l’époque et qui est une pièce de choix dans toute bonne collection, même si les « chorégraphies » des musiciens les font ressembler à des hérons et donnent souvent envie d’éteindre l’image pour ne garder que le son. Rien d’aussi outré cependant que ces costumes de fleur ou de monstre bubonique dix auparavant, sans parler de l’obligatoire kölh et des coupes de cheveux absurdement arty que Peter Gabriel arborait à l’époque, tempes et front rasés, longues touffes au sommet du crâne et sur la nuque, des pratiques de bougre de hippie campagnard anglais ou même de fieffé babacool du lycée Saint-Sernin. Bon, j’ai assisté au concert en question, ainsi que mes amis, et tout concorde ( le groupe a joué les morceaux suivants, dans cet ordre : Come Talk to Me, Quiet Steam, Steam, Games Without Frontiers, Across the River, Slow Marimbas, Shaking the Tree, Blood of Eden, San Jacinto, Family Snapshot, Washing of the Water, Solsbury Hill, Digging in the Dirt, Sledgehammer, Secret World, In Your Eyes, Biko, Here Comes the Flood )
Mais alors, où étais-je six ans avant, en 1987? Après perquisition en bonne et due forme dans mes boîtes d’archives, je n’ai retrouvé ni le ticket de 93 ni celui de 87. Ai-je rêvé ma station debout devant la scène et les jets de vapeur qui m’auraient ébouillanté ? Étais-je plutôt assis dans les gradins, à me tourner les pouces en bâillant ? Est-ce que, par hasard, je ne confondrais pas avec cet horrible concert de Barclay James Harvest, dans la même salle du palais des sports en béton armé aujourd’hui abandonnée par la musique, auquel je m’étais rendu pour les beaux yeux d’une jeune fille? «Là, c’est pousser le bouchon », me dit François Briançon qui, lui-même, était alors voir Peter Gabriel sous la contrainte et pour une demoiselle. On aurait le droit de me battre comme plâtre. De tout façon, l’infamant ticket de BJH indique 1984.
Du coup, il n’est pas question pour moi de revenir sur ce que j’ai écrit ; ce que j’avais à raconter est tout de même vrai, d’une certaine façon – Locarno, pannes, robe moulante et ballet de hérons, vous allez comprendre de quoi il s’agit ; à chacun ses images et ses repères dans le flot du temps, cette machine molle.
Perspective (Peter Gabriel, 2ème album)
Depuis qu’il hante la planète de sa musique et de ses danses blanches et noires, Peter Gabriel a fait son trou dans nos vies, qu’on supporte ses états d’âme ou pas. « Je vends des sons, des mots et des rythmes », déclarait-il dans Best au journaliste Philippe Lacoche, vers 1980. « Mais ce qui m’intéresse, c’est l’âme. »
Il a donc été le seul chanteur de soul que je ne pouvais écouter sans faire la grimace. Triste soul, rude blues européen, Somerset Saudade, grincements de gorge et tambours lourds de lointains Bronx. Cette épidémie de tiers-mondisme.
Longtemps, j’ai aussi détesté Genesis, avec ou sans Peter Gabriel mais mon dégoût n’a fait qu’empirer lorsque Phil Collins a pris les rênes du super-groupe de prog-rock anglais, après que l’homme au masque de renard avait décidé de se libérer de son carcan et de voler de ses propres ailes, décision prise pendant les efforts de The Lamb Lies Down On Broadway. Acheter un disque de Phil Collins, ce canard cogneur, et traverser la FNAC pour aller le payer (« C’est pour offrir »), revenait à se présenter à une caisse d’Auchan les bras chargés de douze rouleaux de papier hygiénique rose.
Vers 1984, un samedi après-midi, Dominique passa pour moi l’album A Trick Of The Tail de Genesis. Dominique était une blonde charnue et gaie, qui zozotait un peu et que j’aimais jalousement. Pour ses beaux yeux, un duel m’avait opposé à un camarade de lycée camerounais; il m’avait giflé de toutes ses forces, sans autre effet qu’une joue en feu. L’électrophone tournait dans le salon de ses parents, au premier étage d’une maison perdue sur un chemin de campagne à Tournefeuille…. J’eus en quelques instants des visions cocasses de nains en hauts-de-chausses, gambadant à travers des landes embrumées et couinant comme des cochons coincés dans une clôture. C’était des mélodies désagréablement sinueuses, des harmonies inutilement compliquées et des paroles trop bizarres. Yes ou Ange produisaient le même effet et je préférais à l’époque Tom Petty, Fela Kuti et Shalamar .
De quel mal ai-je souffert pour qu’en chemin cette détestation se transforme en intérêt curieux puis en admiration (sans amour toutefois) ? Maturité mélancolique, perte du sens de l’humour, envies d’ailleurs, hypersensibilité aux ambiances complexes et esprit de contradiction, tout est possible.
En tout cas, le samedi 26 septembre 1987, j’étais au palais des sports de Toulouse pour un concert de Peter Gabriel avec le sénégalais Youssou N’Dour en première partie (on m’avait invité; j’étais animateur sur Fun Radio – la photo suivante appartient à un internaute). Le lendemain, comme après un concert de Toto, je vitupérais : « C’était pompier, prétentieux et pénible ! »
I Don’t Remember (Peter Gabriel, 3ème album)
La tournée qui suivait et accompagnait la parution de l’album best-seller So était passée par Paris en juin et le troisième concert de cette salve est connu sous le titre de « SO de l’Ange ». Peter Gabriel était à Lyon la veille du concert de Toulouse et, le lendemain, il enflammerait le vélodrome de San Sebastian. Genesis était passé au stade des Sept-Deniers le 15 mai (Tournée Invisible Touch).
Les admirateurs de Gabriel avaient pu applaudir l’artiste deux fois à Toulouse. Le 16 octobre 1983, le Security tour s’était arrêté à la Halle aux Grains et on en discute encore – c’est l’histoire des pannes électriques qui va d’ailleurs continuer avec le concert de 87. Tel fan jure avoir serré la louche du bassiste Tony Levin croisé rue St-Rome, tel autre se souvient très bien des problèmes techniques et tente de rétablir la chronologie. Hervé Taminiaux, musicien, producteur et metteur en scène, grand amateur de Peter Gabriel et de son travail pour un Real World artistique et riche d’échanges : « Je me souviens des deux pannes de 83 avec Jerry Marotta qui avait fait un semblant de solo acoustique et Peter Gabriel qui disait : Nous passons pro la semaine prochaine ! »
Eric Alias, connu comme clown, pour son spectacle autour de Nougaro et en tant que chanteur effarant au sein d’un groupe d’excellents musiciens qui joue le répertoire de Ange, publie sur son compte Facebook ses propres photos du concert de 1980 à la Halle aux Grains : « Nous n’étions pas nombreux mais nous étions au premier rang ! »
Sur d’autres forums et blogs, les souvenirs affluent mais on n’est sûr de rien. Un certain Excessif écrit : « Premier soir, première constatation : notre homme Peter semble avoir beaucoup vieilli, pas mal engraissé, et son jeu de scène, naguère si dynamique et félin, s’en ressent ! Vu de près, ce premier set laissera une impression de léger malaise, avec un Peter Gabriel mimant mieux la douleur (No Self Control) et la folie que l’amour et la joie, devant un public dérouté par l’esprit du maître, plus proche de celui des troisième et quatrième – et inoubliables – albums. Ce malaise ne se dissipera que lors de la seconde partie du set, plus orientée vers So , plus démonstrative…»
Ailleurs, un duo avance pas à pas :
« Biko, c’est toujours le final de tous les concerts de Peter Gabriel depuis que la chanson existe.
C’était d’ailleurs encore le cas en octobre dernier à Bercy, pour la tournée anniversaire de So.
Fantastique. Par contre, en 85, il se laissait tomber en arrière dans la foule sur Lay your hands on me, qui le promenait sur quelques mètres à bout de bras, c’était génial !… Maintenant, il se fait un peu vieux pour ces acrobaties.
– C’est exact, je me souviens de ça aussi ! Je me souviens aussi parfaitement du démarrage du concert. Au moment de commencer, pouf, coupure de courant, alors que Peter Gabriel venait juste de commencer à chanter ! Petit moment de flottement, puis dans le noir, il s’approche du bord de la scène, et commence à chanter a cappella. Et le public devant de reprendre avec lui. Et je peux dire que dans le reste de la salle, grand silence respectueux ! Ça a duré cinq bonnes minutes et quand le courant est revenu, il a poursuivi la chanson comme si de rien n’était, et les musiciens de reprendre avec lui d’abord doucement avant de lâcher les décibels (toutes proportions gardées, ce n’est pas du hard rock). Grand moment magique, je peux dire qu’à la fin de la chanson, la salle était quasi hystérique ! C’était magique ! »
Bruno, alors animateur avec moi à la radio avant d’entrer chez Sony Music, était accoudé sur la barrière de sécurité devant le catwalk et me certifie que j’étais ce soir-là à ses côtés. À un moment, le band surgit de dessous la scène, un arbre géant pousse tout d’un coup dans le dispositif qui me fait ricaner, et un demi-globe géant apparaît dans les cintres, suspendu à quelques câbles qui paraissent bien fins. Soudain, la coque se met à gîter et ça n’a pas du tout l’air prévu – ne devrait-elle pas avaler le groupe ? Ce qui arrive, c’est qu’elle se met en travers à mi-course et s’arrête ; c’est la panne. Bonne humeur sur le plateau malgré le coup d’arrêt au spectacle ; le batteur français Manu Katché est obligé d’excuser le groupe, annonce vingt minutes de pause pour régler le problème et avant une reprise sur les charbons ardents…
Dans mon propre souvenir, ce monde coupé en deux, ce bol énorme qui flotte à l’envers et paraît coincé au dessus de la scène, est bien présent. Aussi la sensation d’énervement qui m’avait saisi lorsque le violoniste, ce Shankar qui est crédité sur l’album, avait longuement fait crisser son archet, et peut-être de la star jouant du clavier en bandoulière comme un guitar-hero. De très belles ambiances aussi ; et du boucan ; des rythmes étourdissants ; des envolées sincères et presque tendres ; de la chanteuse en robe longue moulante, à la voix d’or, qui remplaçait Kate Bush pour un toujours émouvant Don’t Give Up, cette ballade renversante sur le chômage.
SETLIST est cet étonnant répertoire en ligne de listes de concerts authentiques et complètes d’artistes variés, qui permet de vérifier les dates et lieux de tournées des uns et des autres, au moins depuis les années 70.
Quelques clics sur ce site nous donnent la setlist du concert de Peter Gabriel en 1987 à Toulouse
San Jacinto (Peter Gabriel – 1982)
Red Rain (So – 1986)
Shock the Monkey (Peter Gabriel – 1982)
Family Snapshot (Peter Gabriel – 1980)
Intruder (Peter Gabriel – 1980) (à paris, le premier soir :The Family and the Fishing Net – Peter Gabriel – 1982)
Games Without Frontiers (Peter Gabriel – 1980)
No Self Control (Peter Gabriel – 1980)
Mercy Street (So – 1986)
This Is the Picture (Excellent Birds) (So – 1986)
Big Time (So – 1986)
Don’t Give Up (So – 1986)
Solsbury Hill (Peter Gabriel – 1977)
Lay Your Hands on Me (Peter Gabriel – 1982)
Sledgehammer (So – 1986)
Here Comes the Flood (Peter Gabriel – 1977)
In Your Eyes (So – 1986)
Biko (Peter Gabriel – 1980)
Down The Dolce Vita (Peter Gabriel, 1er album)
Fouiller Internet avec quelques clés permet de ramener de ses fonds de véritables trésors. La carte postale ci-dessus, simplement amusante, est en vente sur Ebay, disponible dans un bac à la Neuville d’Aumont. Elle représente le « nouveau palais des sports » (dans le quartier de l’ancienne caserne Compans-Caffarelli et des campements du cirque Pinder) et on se procure l’article pour 1,99 euros. Plus sérieux : dans un merveilleux film 8 mm signé Fabio de Sanfilippo et qui est disponible sur Youtube, un chauve en maillot et short de coureur cycliste consulte une carte routière au soleil. C’est Tony Levin, le bassiste de Peter Gabriel. Rejoint par un autre sportif qui est peut-être le guitariste David Rhodes ou un roadie, il part en pédalant dans un joli décor de plaisance, une rue de Locarno. Il y a des filles à un balcon qui se prennent en photo et l’artiste, au pied de l’hôtel, qui signe des autographes et serre des mains. Un plan large le prend de dos, en short et basket dans des chaussettes noires, un petit sac en bandoulière, se dirigeant vers le lac aux eaux miroitantes. Puis il ouvre le coffre d’une Golf rouge, range ses affaires tandis que deux femmes prennent place dans la voiture. Il se met enfin derrière le volant, démarre, manœuvre et s’en va. À 5’12 nous quittons la Suisse et nous retrouvons dans une rue de Toulouse sous le beau soleil de septembre ; un bus de tournée vient de déposer les équipes rue du Poids-de-l’huile, en face du théâtre du Capitole, devant une pizzeria à parasols aujourd’hui disparue. On devine sur le côté le restaurant de fast-food FreeTime, une enseigne elle aussi reléguée dans le passé. Peter Gabriel paraît disponible, calme, appliqué, simple, abordable. Il discute avec les quelques fans venus quémander l’autographe de la star. Le voilà qui monte dans le bus, une poche en plastique au bout du bras, remplie d’on ne sait quoi. Le bus démarre et s’enfonce dans la ville vers la place Wilson. On imagine qu’il tournera à gauche vers le boulevard de Strasbourg ; au boulevard Carnot, il prendra à droite pour atteindre le Palais des Sports, ouvert depuis le début de la décennie. Au plan suivant apparaît la façade du Grand hôtel de l’Opéra où loge l’équipe ; un énergumène en chapeau de paille et jean Taverniti (mais c’est à vérifier), pose devant l’objectif, sans doute ravi de la rencontre miraculeuse. Le plus curieux est à venir ; lorsque l’opérateur de la caméra se retourne, voici la place du Capitole telle que du temps de sa splendeur, un grand parking au sol gris où rôtissent des autos d’une autre époque, une 205, une BX, une Corsa, une Mercedes qui doit toujours rouler aujourd’hui, un Rascal bleu, une Mini rouge, une Supercinq et une Deux-Chevaux. Moi, à ce moment-là, je dois être coincé dans mon bocal, le studio de Fun Radio dans l’immeuble de verre et de fer d’Air France, au bas des allées Jean-Jaurès, à diffuser une infâme soupe européenne, des trucs comme Enigma ou Aha, et sans doute, puisque c’est le jour, Sledgehammer, le tube rythm’n’blues planétaire et sérieusement bastonneur de Peter Gabriel.
À partir de 8’40, des extraits du concert de Locarno et/ou de Toulouse où l’artiste épris de théâtre et de rites primitifs se déhanche en pantalon de cuir noir et veste blanche, arpente la scène comme un soldat à la parade sur Games Without Frontiers, imite un sexy dancer à la Prince sur Sledgehammer, bondit comme Angelo Branduardi sur ce vieux Solsbury Hill, se roule par terre pendant No Self Control, comme criblé par le pinceau lumineux de plusieurs torches. Manu Katché est un instant entouré d’un halo seul sur Lay your hands on me puis c’est le lourd et classique Biko, la chorégraphie simiesque de Shock the Monkey et enfin In your Eyes – une danse d’inspiration africaine en duo avec l’ami Youssou N’Dour, revenu des coulisses pour l’occasion.
Peter Gabriel – September 1987 8mm Film – Locarno, Switzerland & Toulouse, France
Rythm Of The Heat (Peter Gabriel, album Security)
Les rythmes du monde entier ont très tôt séduit et inspiré Peter Gabriel ; ils ont profondément nourri sa culture musicale. L’Archange s’est souvent déclaré amoureux des émotions et des formes de la soul et du blues, tout en cherchant par tous les moyens à élargir sa palette sonore et rythmique.
En 1983, l’équipe du South Bank Show, un excellente émission de TV anglaise disponible en accès libre sur la Toile, retrouve Peter Gabriel près de Bath où il a installé ses studios d’enregistrement, son complexe Real World en construction, a présenté ses premiers festivals des arts et de la danse du monde WOMAD, prépare le disque Security et invite des musiciens africains, indiens ou pakistanais à graver des disques et, par la même occasion, lui fournir nombre d’idées qu’il dit lui-même « voler » par bribes. Particulièrement des idées rythmiques. Nous dirons qu’il sait se les approprier avec tact et intelligence, en faire la matière de ses propres sculptures sonores, avec l’aide d’une machine révolutionnaire, l’ancêtre des samplers aujourd’hui communs, le Fairlight. Il avoue : « Je ne crois pas pouvoir jouer une musique appartenant à une autre culture mais je peux emprunter des éléments clés qui me serviront de point de départ pour mes propres compositions, pour rendre solides leurs structures et la colonne vertébrale de mes chansons. C’est un défi continuel que de se frotter à d’autres environnements musicaux ; cela revitalise mon propre travail. »
Dans la suite du film, l’air timide ou prudent, il ouvre un gros attaché-case qu’on découvre rempli de cassettes. Il y a des enregistrements d’émissions de radio, d’événements live, des albums, des copies de disques, un tas de choses proprement étranges, surtout à l’époque où les musiciens de rock ne s’aventurent que rarement au-delà du reggae, les gênes pleins de polka, de punk, de douze mesures et de quatre temps. Peter Gabriel enclenche deux cassettes dans un gros ghetto blaster et des mélopées et parties de tambours venues des confins de la Terre le plongent dans une rêverie qu’on imagine fertile.
« Beaucoup de rythmes du rock sont construits sur des mesures à quatre temps et beaucoup de musiques extra-européennes fonctionnent sur une autre pulsation. Ce qu’on entend en boîte par exemple, c’est un beat simple et carré de grosse caisse avec un contretemps de caisse claire. On peut atteindre d’autres territoires et réussir à être plus inventif en s’inspirant d’autres mondes et d’autres modes. »
Peter Gabriel on The South Bank Show 1983, Making of Security
Pour finir sur ce sujet qui reste d’actualité, même si les enregistrements de Peter Gabriel ont beaucoup perdu de leur rugosité et d’une simple vérité sonore (Il est possible que ce soit l’autre passion de notre homme, les synthétiseurs, qui tire la couverture), j’ai la confirmation que certains livres changent la vie du lecteur.
Carl Jung, le psychologue favori de ceux qui ne supportent pas le rigorisme froid et hypocrite de Freud et apprécient plutôt une vision poétique des choses de ce monde et d’autres que nous ne pouvons voir, a passé sa vie à explorer, étudier, comprendre parfois et raconter les mystères de l’Inconscient collectif, et sa voix est un véritable baume, même si c’est parfois une lecture ardue. Il avait l’obsession de l’Afrique et il le révèle dans Ma Vie, cet extraordinaire recueil que Peter Gabriel a dévoré en son temps, avec sans doute Le Livre des Symboles et de l’Interprétation des Rêves.
Lors d’un voyage, Jung se mêle à un groupe de joueurs de tambour et de danseurs ; le voilà tout à coup submergé par la peur car il sent bien que les musiciens se laissent envahir et contrôler par les sons qu’ils produisent. Ils deviennent la musique et perdent le contrôle de leur âme. Le chapitre a inspiré à Peter Gabriel le morceau de bravoure qui ouvre son quatrième album : « A la fin de la chanson Rythm Of The Heat, déclare-t-il à la presse, j’utilise une danse de guerre ghanéenne et c’est comme un écho parce qu’en dessous, un gros coup de basse amène la musique dans une autre dimension. Un territoire avec lequel je peux m’identifier plus fortement qu’à travers un travail purement ethnique. »
Le morceau a eu longtemps pour titre de travail Jung In Africa. Il a frappé les esprits des auditeurs de toute la planète, collègues musiciens compris, de Police à Paul Simon, jusqu’à nos jours où un Damon Albarn, chanteur et compositeur de Blur, ayant quitté la pop blanche, ayant fondé Gorillaz, laisse entrer le monde entier dans ses propres efforts en solo, et il est par ailleurs à la tête d’un projet de préservation, de production et de distribution de musiques africaines, en tout cas comme son petit Real World à lui.
Les Anglais avaient conquis un empire et des colonies qui s’étendaient sur tout la planète.
Leur sang est-il encore tout bouillonnant de ce passé ?
That Voice Again (Peter Gabriel, album So)
Au début de l’année, un communiqué de presse posté sur le site officiel de Peter Gabriel annonce une nouvelle série de shows et la prolongation de la tournée Back to Front / So Live, après le succès « phénoménal » des concerts européens de l’automne 2013 (15 octobre à Paris-Bercy). Les dates 2014 : jeudi 13 novembre 2014 au Zénith de Strasbourg Europe, samedi 15 novembre au Zénith de Nantes Métropole, dimanche 16 novembre au Zénith de Toulouse et mercredi 26 novembre 2014 à la Halle Tony Garnier de Lyon.
La passion du public et son renouvellement de génération en génération semble avoir propulsé l’album de 1986 au rang de classique inaltérable. Les mêmes fans se précipitent dans les concerts des Tribute bands dont certains leur font monter les larmes aux yeux ; on a assisté il y a deux ans à une recréation du Genesis de 1974 au casino de Toulouse et des spectateurs de l’époque ont retrouvé dans les fauteuils de skaï marron les parfums de leur jeunesse, frémi aux imitations fort réussies de Hackett, Collins, Rutheford, Banks, Gabriel. En ce moment, tourne aussi un hommage à Peter Gabriel en solo, sous le titre Shaking The Tree, un projet qui paraît osé.
Mais le groupe qui exécute le programme détaillé ci-dessous et dont les silhouettes se découperont sur la scène de notre Zénith, épaulant la véritable star du rock et non un sosie ou un interprète, reste le même qu’à l’origine : Tony Levin David Rhodes, David Sancious (qui débuta avec Bruce Springsteen), Manu Katché et Jerry Marotta. Daniel Lanois coproduit toujours l’affaire.
« Nous servons le programme en trois temps, déclare Peter Gabriel – comme un dîner. En guise d’entrée, un set assez acoustique, presque comme une répétition. Ensuite, un plat savoureux, qui est plus électrique, en tout cas électronique, et qui comprend des morceaux inédits en concert, comme Oh But et Why Don’t You Show Yourself (tiré de la BO d’un film collectif sur la spiritualité, Words with Gods). Si vous survivez à ça, vous avez droit au dessert, à savoir l’album So intégral et dans l’ordre »
Les fans de pub-rock, de blues authentique ou de performances crues passeront à nouveau leur tour, sans doute. Ils ne voudraient pour rien au monde avoir à supporter les élans de théâtralité, l’esprit de sérieux, l’intellectualisme forcené et la mégalomanie scénique de Peter Gabriel, bien qu’on ne soit plus du tout en 1980. Il y a pourtant de quoi être retourné sous le grill d’un light-show surpuissant : les cris d’une âme réellement torturée qui se montre toute nue et impudique dans sa détresse et la douleur des épreuves passées, une thérapie pour Gabriel comme pour nous ; les pâtes sonores qui soulèvent les côtes et hérissent les poils sur la nuque, les pulsations hypnotiques dans lesquelles se dissolvent les acides de la conscience et une mélancolie peut-être héritée d’un père arménien ; l’enthousiasme simple de musiciens parfaitement maîtres de leurs outils et heureux de livrer soir après soir des versions vivantes d’œuvres mythiques qui elles aussi ont profondément affecté le cours d’un certain nombre de vies.
La setlist du mois de mai :
BACK TO FRONT TOUR 2014
apéritif : acoustique – Toutes les lumières allumées
Daddy Long Legs («Oh BUT »)
Come Talk to Me
Shock the Monkey
Plat principal : Électrique – Lumières blanches
Family Snapshot
Digging in the Dirt
Secret World
The Family and the Fishing Net
No Self Control
Solsbury Hill
Why Don’t You Show Yourself
Dessert : So – Light-show en couleur
Red Rain
Sledgehammer
Don’t Give Up
That Voice Again
Mercy Street
Big Time
We Do What We’re Told (Milgram’s 37)
This Is the Picture (Excellent Birds)
In Your Eyes
Rappels :
Here Comes the Flood
(Peter & Tony)
The Tower That Ate People
Biko
Pour accompagner ces plats roboratifs, Peter Gabriel a publié en mars le CD / DVD Live Back To Front, le film documentaire d’un concert à l’O2 de Londres à l’occasion de l’anniversaire des 25 ans de l’album So :
Par ailleurs, en avril, Peter Gabriel a accepté les honneurs du show-business et de ses pairs et a été intronisé au Rock And Roll Hall Of Fame.
Cet homme est assurément un soulman qui a beaucoup rêvé et souffert, qui a sondé les profondeurs de son âme et peut encore envoyer la nôtre valser dans les vapeurs.
Comment avouer ça à celui que j’étais il y a trente ans ?
Greg Lamazères
Dimanche 16 novembre à 19h00 au Zénith
Le prix des places est compris entre : 59.00 et 74.00 € – FNAC – Ticketnet – Digitik – Alias
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