Décidément, Ombres Blanches est toujours à la pointe de l’actualité littéraire et culturelle.
Le vendredi 4 juin, la Familia Pradal au grand complet est venu y régaler ses aficionados, et les autres, avec des cante pleins de duende, à l’occasion de la publication du recueil de Coplas flamencas collecté par Vicente: autour de lui, il y avait Rafael, Paloma, et aussi Claire, l’abuela (la grand-mère), sans oublier Coralie Zahonero de la Comédie française. Cette dernière a lu en français les adaptations de ces coplas, ces formes poétiques courtes, habituellement écrites pour être chantées, souvent très anciennes et le plus souvent anonymes.
Coplas, ce mot (du latin copula, lien, union) qui aussi donné le français couplet et la cobla provençale, surgit de la nuit des temps. Un siècle avant notre ère, le consul romain Metelo envoie à Rome le premier ensemble artistique de puellae gaditanae. Les « filles de Cadix » jouissaient déjà d’une grande réputation pour chanter et danser, comme en témoignent les poèmes latins de Marcus Valerius Martialis (Martial) consacrés à la mythique Telethuse, de qui il disait : « […] maîtresse dans l’art de prendre des postures lascives au son des crotales de la Bétique et de s’agiter au gré des rythmes de Cadix. » (Paco De La Rosa La Pensée de Midi n°28)
On pense aussi aux épigrammes, du grec ancien ἐπίγραμμα (epígramma) « inscription », ces petits textes en vers, qu’on gravait sur les monuments, les statues, les tombeaux et les trophées, pour perpétuer le souvenir d’un héros, d’un événement ou d’une personne aimée*. Mais ceux-ci n’étaient pas forcément chantés, comme les haikus japonais, dont le plus célèbre est un poème de Bashô (1644-1694) qui a fixé le genre :
Vieille mare
une grenouille saute
le bruit de l’eau.
Comme je l’ai déjà écrit sur ce site, Vicente Pradal a collecté avec passion à la Casa Velazquez de Madrid mais aussi auprès de ses amis cantaores, 100 perles de cette poésie méconnue, puis il les a adaptées avec bonheur en français, alors que c’est l’exercice difficile par excellence (« traduttore, traditore, traducteur, traitre » dit le proverbe italien). Rien d’étonnant puisqu’il est un des chantres de la grande poésie espagnole et du Cante Flamenco. Ces haïkus gitans, qui m’évoquent par moment les negros spirituals collectés et adaptés par Marguerite Yourcenar dans Fleuve profond, sombre rivière (paru chez Gallimard en 1964, prenaient ce soir-là toute leur saveur puisqu’il nous en ont donné à entendre une vingtaine.
Par exemple :
Los pajoros son clarines
entre los cañavarales
que le dan los buenos dias
al divino sol que sale.
Les oiseaux sont des clairons
au beau milieu des roseaux
quand ils donnent le bonjour
au divin soleil qui nait.
Ou la salud y la libertad
eran prendas de gran valía
que nadie se daba cuenta
hasta que no están perdías.
La santé et la liberté
sont des biens d’une grande valeur
dont la valeur n’est connue
qu’une fois qu’ils sont perdus.
Sans oublier ces savoureuses coplas d’amour dont je vous laisse le plaisir de la découverte. Ainsi qu’une berceuse, sans doute « la forme de chant la plus ancienne de notre humanité » d’après Atahualpa Yupanqui.
La lecture fut suivie d’un mano a mano entre le père et le fils aux guitares et la fille au chant enthousiasmant le nombreux public qui ne pouvait s’empêcher de taper du pied ou dans les mains. Avec cette famille-là, pas de doute: il y a une hérédité artistique; una herencia! Qui sera bientôt comptée dans un film en cours de réalisation.
Le mercredi 4 juin, c’était Catherine Martin-Zay et Hélène Mouchard-Zay, avec l’historien/biographe, Olivier Loubes, qui sont venues y parler du long cheminement -du martyre au Panthéon-, d’un honnête homme et d’un intellectuel républicain: leur père. Leur présentation des Écrits de prison*** de leur père a éclairé d’un jour nouveau la personnalité de cet homme au destin tragique, quelque peu jeté aux oubliettes de l’Histoire et toujours poursuivi par la haine de la Droite extrême.
Rappelons que Jean Zay né en 1904, avocat en 1928, est élu député radical du Loiret en 1932. Réélu en 1936, il devient Ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts de 1936 à 1939. Il reste à son poste sous les divers gouvernements du Front populaire qui se succèdent jusqu’à sa démission en septembre 1939 afin de rejoindre l’armée combattante. Condamné en 1940 par Vichy, c’est dans sa prison qu’il est enlevé le 20 juin 1944 par des miliciens français déguisés en résistants. Ces derniers l’abattront à Molles, dans l’Allier, puis le jetteront dans un puits qu’ils dynamiteront pour essayer de camoufler leur crime.
Il avait 40 ans.
Ses filles, qui avaient l’une deux ans et l’autre quelques mois au moment de son incarcération, se battent toujours pour sa mémoire. Mais aussi pour mettre en lumière une part obscure de notre nation qui ne cesse de ressurgir et de remuer le chagrin et la pitié (du nom du film de Max Ophuls). L’écrit et l’écriture jouèrent un rôle central pour l’aider cet homme tenir jusqu’à son assassinat par des miliciens: lettres, carnets, notes dont un volume passionnant et émouvant, au titre explicite, Souvenirs et solitude (réédité en poche chez Belin).
Ces écrits sont d’une actualité brulante à l’heure où vont rentrés au Panthéon la fondatrice d’ATD-Quart Monde, Geneviève de Gaulle-Anthonioz (1920-2002), nièce du Général de Gaulle déportée à Ravensbrück; l’ethnologue Germaine Tillion (1907-2008), qui s’engage plus tard pour les Algériens; le journaliste Pierre Brossolette (1903-1944), torturé par la Gestapo; et Jean Zay… Le choix est consensuel: tout en respectant la stricte parité, le groupe d’entrants se révèle sans surprise en ouvrant le sanctuaire national de la montagne Sainte-Geneviève à des figures symboliques assez peu connues du grand public, majoritairement des intellectuels, qui tous ont en commun d’avoir lutté contre le nazisme et la collaboration.
Soixante-dix ans après l’assassinat de cet homme qui fit partie de la poignée de parlementaires qui, en juin 1940, refusèrent la défaite et s’embarquèrent sur le Massilia afin de poursuivre le combat depuis l’Afrique du Nord, qui multiplia les contacts, pendant ses années de prison sous Vichy, avec les résistants de l’Organisation civile et militaire, à qui l’administration décerna en 1949, à titre posthume, un certificat d’appartenance à la Résistance intérieure, on a pourtant assisté à une levée de boucliers contre cet honneur bien tardif.
Mais ce radical-socialiste éclairé, d’ascendance juive et protestante, pacifiste mais patriote, incarne toujours « l’anti-France » pour les mêmes intégristes politiques.
Les auteurs de cette cabale oublient au passage que la France lui doit entre autres la paternité de la scolarité jusqu’à 14 ans, du sport à l’école, de la médecine préventive, du Centre National de la Recherche Scientifique, de l’ENA, pour que « les enfants du Peuple puissent devenir ambassadeurs ». Mais qu’il a aussi créé la Palais de la Découverte, la Cinémathèque, les Musées d’Art moderne, de l’Homme, des Arts et traditions populaires…; qu’il a été le réformateur de la Comédie française, des Archives nationales, de la Bibliothèque nationale; qu’il a fait restaurer le château de Versailles, la cathédrale de Reims et de nombreux monuments français dont le théâtre antique d’Orange; sans oublier qu’il a fondé ce qui est devenu une des premières manifestations culturelles au monde, le Festival de Cannes, en réaction contre la Mostra de Venise instituée par Mussolini pour célébrer les valeurs fascistes, tout en interdisant par exemple les romans policiers qui donnaient une image négative de l’Italie…
Il a écrit sur l’Education: « Dans le domaine proprement pédagogique, l’organisation des «loisirs ou activités dirigées» constituera la principale nouveauté. Le samedi après-midi sera réservé à une classe dans laquelle l’on fera appel de cent manières à l’activité spontanée de l’élève. Il s’agit d’éveiller ses aptitudes ou ses dons, de favoriser ses goûts les plus sains, de le préparer à la vie, bref de rendre l’enseignement plus vivant: «Faites constamment appel à l’activité de l’enfant, en accordant quelque confiance à sa liberté», précisaient les instructions de 1938. L’imagination des maîtres, jointe à celle des élèves, aboutit, dans une atmosphère joyeuse et souvent enthousiaste, à des résultats étonnants. »
Mais aussi des poèmes, comme celui-ci :
A l’angle du chemin de ronde,
Un œil blanc veille sur ma nuit,
lampe étrange d’un autre monde,
Froide flammèche de l’ennui,
A l’angle du chemin de ronde,
Un œil blanc veille sur ma nuit,
lampe étrange d’un autre monde,
Froide flammèche de l’ennui,
De son inutile lumière
Je la crois honteuse, et pourtant,
Sous son, immobile prière,
S’enfuit le pas léger du temps.
Le grand mur gris cabossé d’ombres
Etend vers elle ses sueurs
et de son immensité sombre
Ecrase la frêle lueur.
Jamais un passant sous la lampe,
Jamais un enfant, un regard,
La peur passe ici seul et rampe
Devant le lumignon hagard,
Mais surmontant les épouvantes,
Faible cœur saignât chaque soir,
La clarté frêle et palpitante
Crispe son éternel espoir
22 août 1940
Et aussi cette dernière lettre à son épouse:
Mon cher petit amour bien aimé,
Voici la dernière étape, celle qui sera brève et au bout de laquelle nous nous retrouverons unis et tranquilles dans notre bonheur, avec nos filles. Elle était inévitable; il faut la supporter avec courage et confiance, avec une certitude entière et une patience inébranlable. Ainsi je ferai, même loin de toi, même sans nouvelles. Chacun de nous restera plus près que jamais de la pensée de l’autre et lui inspirera à distance toute sa force. Je te confie mes filles et sais comment tu les garderas; je te confie papa, dis-lui surtout de n’avoir aucune inquiétude d’aucune sorte; tu le rassureras pleinement, ainsi que Jacqueline. Je pars plein de bonne humeur et de force. Je n’ai jamais été si sûr de mon destin et de ma route. J’ai le cœur et la conscience tranquilles. Je n’ai aucune peur. J’attendrai comme je le dois, dans la paix de ma pensée, l’heure de vous retrouver tous.
A bientôt, Jean Zay 19 juin 1944
Jean Zay incarne toujours « une certaine idée de la République laïque, sociale, généreuse, fondée sur les droits de l’homme et la raison éclairée par l’instruction publique ». (Robert Badinter)
« …Face à ceux qui clament aujourd’hui encore « Je vous Zay », relisez-le, c’est la meilleure réponse. » (Nicolas Offenstadt, Le Monde)
C’est de salubrité publique pour le ciment de la Démocratie, ce ciment qu’il convient de consolider sans cesse et sans faiblesse, la Culture avec un grand C; celle que préconisaient pour tous les Républicains espagnols par exemple, dont Vicente Pradal et ses enfants sont les dignes héritiers.
La Culture, comme la Liberté, ne s’hérite pas, elle se conquiert.
Elrik Fabre-Maigné
8 VI 2014
* 100 coplas flamencas traduction de Vicente Pradal Editions Sables www.sableseditions.fr
** « Poème court, (plus court qu’un sonnet, à l’origine en hexamètres ou hexasyllabes, le vers homérique), amoureux, comique, moral, revendicatif ou autre, libre du moment qu’il est doté d’un corps élégant et d’une âme de subtilité ». Héritage de l’Antiquité grecque et romaine, quelque peu oublié au Moyen-Age, l’Europe humaniste en avait heureusement retrouvé l’usage, autorisant l’alexandrin, plus confortable dans notre langue. Dans la Provincia Romana, on en a retrouvé beaucoup et on peut en voir certaines sur des stèles funéraires au Musée archéologique de Nîmes. À partir du IV° siècle après JC, l’épigramme est devenue une petite pièce de poésie sur un sujet quelconque, imitant par sa brièveté les inscriptions, offrant une pensée ingénieuse ou délicate, souvent amoureuse, quelque fois grivoise ou critique, exprimée avec grâce et précision.
*** Ecrits de prison 1940-1944, de Jean Zay (Editions Belin)