Le fantôme de l’opéra (The Phantom of the Opera)
De Rupert Julian (États-Unis) 1925
Lon Chaney : Erik, le fantôme
Mary Philbin : Christine Daaé
Norman Kerry : Raoul de Chagny
Arthur Edmund Carewe : Ledoux
Le Fantôme de l’Opéra est un roman fantastique français de Gaston Leroux publié en 1910. Et qui a donné lieu à bien des adaptations au théâtre, en comédies musicales, et bien sûr au cinéma avec pas moins de 7 adaptations. Mais c’est le film américain de Rupert Julian de 1925, avec le prodigieux Lon Chaney avec son masque terrifiant, film qui d’ailleurs aura subi plusieurs montages et sera même sonorisé plus tard, mais qui demeure ancré dans toutes les mémoires frissonnantes.
Le succès universel de ce roman-feuilleton basé sur des représentations du « Faust » de Gounod à l’Opéra Garnier à la fin du 19ème siècle, a connu un très grand retentissement, autant par son intrigue un peu Grand Guignol que sur les abîmes qu’il dévoile en chacun de nous. Entre un monde du haut avec son luxe et sa gaieté futile, et le monde d’en bas, avec ses chambres de torture, son noir lac qu’il faut traverser pour quitter notre monde et ses apparences.
En ce soir de pleine lune sur Toulouse, tout donc semblait propice pour une plongée dans l’horreur avec comme metteur en scène de cet opéra musical de la possession et de la rédemption, qu’est ce film étonnant, le sorcier Jean-François Zygel.
La trame du film semble simple et ne trahit pas trop le roman de Gaston Leroux, mais au contraire l’approfondit en montrant la complexité de la fascination de la victime pour son bourreau, la fatuité de l’amant, les élans anarchistes du fantôme. Et on passe d’un personnage de roman-feuilleton à une figure de légende portant beaucoup de nos fantasmes, dans son désir de bonheur, ou de possession, de rompre sa solitude et sa malédiction.
Donc de bien étranges événements ont lieu à l’Opéra Garnier, et la loge numéro 5 fait peur à tous. Un fantôme ou un homme machiavélique hante le théâtre et son ombre apparaît souvent fugitivement. Certains affirment avoir vu le visage déformé de cet être qui ne semblerait pas être humain.
Ce curieux individu sème le trouble au sein de l’Opéra de Paris quand il jette son dévolu sur Christine, la doublure de la cantatrice principale de Faust, qui est à ce moment représenté. On le voit sous forme d’ombre, face au mur dictant sa loi aux autorités de l’Opéra, terrorisant acteurs, spectateurs et organisation, faisant chuter le lustre principal, coupant l’électricité, jusqu’à ce que sa protégée tienne les premiers rôles à la place de l’orgueilleuse Carlotta, et soit adulée par le tout Paris. Erik, l’évadé de prison et compositeur d’un Don Juan triomphant qu’il voudrait tant être, tue ceux qui se mettent en travers du chemin de sa protégée
Ce fantôme, Erik, à moitié fou, rejeté par la société, dont la voix enchantée à former au chant la nuit Christine et lui a appris son art, vient alors chercher son dû, lui réclamer son amour en retour et lui demande de renoncer à son fiancé Raoul. Et il enlève Christine qui semble le suivre docilement, et l’emmène dans les catacombes avec un cheval noir, où il vit depuis le Seconde Révolution.
La suite est la poursuite et la traque au milieu des pièges du pauvre Erik, par Raoul et le mystérieux policier déguisé, puis par la foule aussi inquiétante que le monstre et qui va le lyncher après la folle course en calèche dans une scène très violente au bord de la Seine.
Ce film entièrement tourné en décors reconstitués est impressionnant.
Il parvient à instiller une peur omniprésente, et va de rebondissements en rebondissements, avec parfois des scènes comiques, mais le plus souvent angoissantes. Et plusieurs scènes sont inoubliables à jamais.
Celle de l’enlèvement de la cantatrice et de la descente à la tanière du fantôme par les galeries obscures, le passage de la lugubre gondole sur le lac, sorte de fleuve Achéron entre morts et vivants. Celle mythique où le masque est arraché au fantôme, jouant de l’orgue, par l’héroïne et dévoilant alors un horrible visage : « On ne voit, en somme, que deux grands trous noirs comme aux crânes des morts ».
Celle aussi de l’arrivée de la mort au masque rouge apostrophant les danseurs du bal masqué et descendant l’escalier de l’opéra. La scène sur les toits de l’opéra est saisissante. Et enfin la folle poursuite de la vengeance du peuple haineux contre le fantôme. Le contraste entre le tueur masqué vêtu de noir face à des danseuses classiques en blanc et angéliques et souriantes, les innombrables portes secrètes, les miroirs qui s’ouvrent ou pas, les labyrinthes souterrains, le ventre mystérieux de l’opéra avec ses machineries, tout cela concourt aux mystères et fait de ce film une œuvre attachante, plus gothique qu’expressionniste. L’utilisation de la couleur dès l’ouverture en orange du film, puis dans des scènes comme la représentation de Faust de Gounod, le bal masqué, l’antre du fantôme, l’opéra teinté en orange, ajoutent à la montée de la peur.
Le jeu éminemment théâtral des acteurs avec la grandiose présence de Lon Chaney qui éclipse un peu tout le monde, lui qui avait méticuleusement lui-même composé son masque, son propre maquillage. Il est immense, envahissant tout l’espace. Il y a de La belle et la bête dans ce film, d’un mythe inversé du mythe de Faust ne pouvant s’accomplir qu’au travers de Marguerite dont il fait sa créature, son chef-d’œuvre. Et Christine est bien ambiguë envers celui qu’elle appelle son maître et auquel elle est prête à se donner, à devenir son esclave, sa chose.
La scène d’ouverture du Faust représenté sur scène est la scène de la rédemption de Marguerite, prélude peut-être à celle d’Erik. Ce film, assez triste au fond, montre un mal-aimé, un monstre qui sera abattu par une population haineuse, et aussi le rejet absolu de la laideur par le monde bien pensant.
Comment Jean-François Zygel, en tant que démiurge et véritable metteur en scène de cette représentation d’un opéra filmé, s’y prend-il pour restituer à la fois la peur qui plane sur ce film, mais aussi son humanité ?
Il nous en livre les clefs dans une conférence faite l’après-midi au TNT, pour expliquer à la fois sa passion dévorante pour le cinéma muet et aussi dévoiler l’art de nouer de la musique aux images. Pour lui le cinéma muet est de l’imagination à mettre en musique. Et la musique est alors seule capable d’ouvrir un autre monde. Pour établir cette synchronisation entre l’image et le rêve, Jean-François Zygel a longuement préparé avec des fiches ses interventions, indiquant l’atmosphère et le minutage. Il ne les suivra pas toujours laissant le champ libre à l’oiseau de son imagination.
Et à cette fabuleuse lanterne magique, découverte à 25 ans par le film Nana de Renoir, il va consacrer une partie de sa vie. Car il sait que l’image n’est pas achevée, que de nombreux autres montages sont possibles, et qu’il appartient au musicien d’achever pour un soir seulement, ce qui était latent dans le film.
Pour ce ciné-concert Jean-François Zygel s’est adjoint un petit orgue, car Erik compositeur raté joue de l’orgue comme le capitaine Nemo au fond des mers. Cela lui permet de surligner le climat d’angoisse et les peurs à venir presque dans un duo piano-orgue.
Mais il n’ajoute aucun pathos, ni effets tonitruants, ni aucune redondance avec l’image. Il laisse à Gounod sa musique, avec quatre passages et aussi des improvisations sur certains de ses thèmes. Le Dies Irae est convié, ainsi que des effluves de Tristan et Isolde au moment d’échanges amoureux. Un climat lisztien semble aussi présent, et dans la poursuite infernale de la fin du film Jean-François Zygel se livre à une sorte de concerto endiablé, plein de ténèbres, pour porter au paroxysme la tension terminale.
Sa musique, « petite flamme qui chauffe l’écran » comme il le dit joliment, donne à suivre le mouvement des sentiments, la présence des décors, le mouvement des images.
Certes la musique a un rôle moteur, mais Jean-François Zygel se met humblement au service du film qu’il aime, et dont il connaît tous les arcanes. Certes Rupert Julian n’est pas Murnau, et cela se voit parfois.
Mais comme un bon feuilleton, ce film sait jouer par ses enchantements sur nos peurs. Il est un très beau conte noir aussi proche de Howard P. Lovecraft que de Poe, avec cette intrusion au sein de l’univers raffiné de l’opéra de la monstruosité venu d’ailleurs.
La musique de Jean-François Zygel sait rendre une certaine pitié, voire une tendresse pour le héros maudit Erik. Elle traduit aussi les zones d’ombres de Christine qui n’est pas que la pure héroïne au cœur pur, mais aussi la femme fascinée par le monstre et prête à se donner à lui. Elle sait aussi rendre la fatuité de l’amant, et le côté Indiana Jones de la poursuite dans les souterrains.
Son amour fou pour ce théâtre de l’imaginaire qu’est le cinéma muet, Jean-François Zygel nous le fait partager avec passion. De ce charmant et angoissant roman de gare, à l’aide du génie de Lon Chaney et du talent de Rupert Julian, il fait une allégorie des mondes du dehors et ceux du dedans, des souterrains qui nous habitent. Et le véritable amour est bien celui d’Erik pour Christine et non pas celui bourgeois et casanier de Raoul, qui ne comprend rien aux sortilèges de l’opéra, donc de la passion.
Et dorénavant on ne peut s’empêcher de songer que notre opéra du Capitole pourrait bien lui aussi être bâti sur un lac souterrain, et des salles de torture médiévales, des cachots aujourd’hui oubliés. Et que quelques fantômes errent, conseillant les divas et les enlevant dans leurs cachettes le cas échéant.
Et on ne sait quel est celui qui est censé hanter la loge numéro 5 du Capitole.
Le fantôme de l’opéra ou l’opéra est un fantôme.
Gil Pressnitzer
Théâtre National de Toulouse Midi-Pyrénées
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