Passion selon Saint Jean – Bach Collegium Japan – Masaaki Suzuki
Halle aux Grains Grands Interprètes
Bach Collegium Japan
Masaaki Suzuki : direction
Joanne Lunn : soprano
Damien Guillon : alto
Yosuke Taniguchi : ténor
Gerd Türk : ténor, L’Evangéliste
Peter Kooij : basse, Pilatus/Petrus
Chiyuki Urano : basse, Jésus
Organiste, claveciniste, chef d’orchestre, le musicien japonais Masaaki Suzuki, qui a étudié à Amsterdam dans les classes de Ton Koopman et Piet Kee, a consacré une grande partie de sa vie surtout à l’œuvre de Bach.
Masaaki Suzuki connaît donc parfaitement son Bach depuis qu’il a quasiment bouclé l’intégrale des cantates, des passions, de la Messe en Si, de manière originale et convaincante, mais là aussi avec des solistes irréguliers.
En 1990, Suzuki fonde le Bach Collegium Japan, donc tout ce temps lui a permis d’approfondir son style délié, attentif à toutes les inflexions du texte et de la musique. Sa foi personnelle, chrétien pratiquant, il est membre de l’Église réformée du Japon, lui fait croire totalement en cette narration du texte retenu par Bach, mais qui pourrait aussi se lire comme faisant du peuple juif un peuple déicide, et exonérant l’occupant romain de toute faute.
Mais c’est la musique qui demeure et on n’a pas à commenter les paroles qui sont devenues sacrées pour beaucoup, bien qu’elles ne soient qu’une compilation de textes, sans doute faite par Bach lui-même.
Déjà dans son enregistrement pour la marque Bis en 1998 il avait choisi la quatrième version, beaucoup plus rarement enregistrée, celle de 1749 de cette Passion selon Saint-Jean à laquelle tenait tant Bach. De même Suzuki avait déjà retenu le même évangéliste Gerd Türk, le même interprète du rôle de Jésus, Chiyuki Urano, et déjà l’immense Peter Kooij, ce qui semble le mieux traduire ce que veut exprimer le chef japonais, qui reprend presque seize ans après les mêmes interprètes. Cette version est la plus proche de la première version de 1724, et Bach la révisa constamment, tant il y était attaché. Il la redonna d’ailleurs un an avant sa mort le 4 avril 1749 sous sa direction.
Par rapport à la Passion selon Saint-Matthieu elle est plus concise, plus en mouvement, plus théâtrale, témoignant avec force et implication sur la crucifixion du Christ. On ne sait ce que contenait la troisième Passion, écrite par Bach, la Passion selon Marc, aujourd’hui perdue.
Comme la différence avec la première version est surtout dans les changements du texte, et restitue le merveilleux chœur d’entrée, « Herr, unser Herrscher », on a une idée précise de ce que voulait Bach, et Suzuki en serviteur fidèle et dévoué le restitue. La partie de clavecin également ajouté en 1749 par Bach, sert de fil conducteur, et Suzuki y imprime les calmes pulsions qu’il veut mettre dans cette musique. L’orgue accompagne lui les paroles du Christ.
Cette version de 1749 paraît effectivement comme la plus belle des quatre.
Suzuki parle d’une musique de Bach qui « avait déjà la mort devant les yeux ». Ceci oriente son interprétation qui voit dans cette œuvre le « message de la croix », plus que la narration dramatique elle-même.
Aussi Suzuki nous donne une Passion selon Saint-Jean d’une haute tenue : le chef possède parfaitement son Bach, mais Bach ne semble pas le posséder entièrement, car il le contemple trop, au lieu de l’empoigner parfois, car Bach était aussi un sanguin.
Et dans ce chef-d’œuvre il faut aussi du drame.
Souple, précis, très attentif aux nuances, Masaaki Suzuki construit son interprétation de la Passion selon Saint-Jean avec une douce ferveur.
Servi par son petit ensemble du Bach Collegium Japan, qu’il a disposé avec les 8 cordes d’un côté, les deux flûtes et les deux hautbois de l’autre, le continuo au milieu avec une contrebasse et un contrebasson ajoutés par Bach, lui-même tenant le clavecin, le plus souvent debout, pour accompagner le récit de l’Evangéliste. Les 17 choristes, avec les solistes intégrés parmi eux sont juste derrière l’orgue positif.
Cette disposition assure une grande clarté au discours, surtout quand la qualité et la précision de l’ensemble, même si l’acoustique de la Halle aux Grains, sans réverbération, souligne un peu la sécheresse du chœur.
Le parti pris très contemplatif du chef est assumé par son évangéliste qui narre, presque à mi-voix, parfois la pieuse histoire, mais sans passion forte, ni véhémence pourtant souvent demandée : reniement de Pierre, déchirure du rideau du temple, l’ouverture des tombeaux…
C’est d’ailleurs cette option très orante qui limite parfois la perfection de l’interprétation et conduit à une certaine froideur. Les tempi plutôt allants vont de pair avec un certain recueillement. Mais point de flamme, ni d’implication totale.
Et la prestation des solistes est inégale. Éblouissante dans le pathos de Damien Guillon qui fait de son air « Es ist vollbracht » un grand moment d’émotion, souveraine avec Peter Kooj dans Pilate et les airs de basse, émouvante dans l’intervention de la soprano Joanne Lunn qui dramatise superbement l’air « Zerfliesse, mein Herze » qui arracherait des larmes et qui est un des grands moments de l’exécution.
Mais la basse Chiyuki Urano n’est plus à la hauteur du rôle, ni par sa prononciation hésitante de l’allemand, ni par sa ligne de chant. Le ténor Yosuke Taniguchi, malgré son beau timbre montre vite ses limites.
Aussi si une certaine perfection est atteinte, si une grande sobriété est constamment présente, on frise parfois l’austérité et en tout cas la froideur.
On se prend à regretter le manque de théâtralisation de cette sorte d’opéra sacré qu’est aussi cette Passion, plus violente que la Saint-Matthieu, avec ses « turbae », ses élans passionnés de la foule. Les chœurs doivent crier, hurler leur condamnation à mort, l’Evangéliste doit non pas servir le récit comme un long fleuve tranquille, mais s’impliquer, commenter, donc en fait participer avec une profonde empathie.
Ici il n’est que le témoin extérieur.
Aussi on est impressionné par tant de qualités, de savoir sur le style de Bach, mais l’émotion ne nous submerge point totalement. Même si le public a fait un triomphe au chef et aux interprètes, obligeant à un bis reprenant le chœur final « Ach, Herr, lass dein lien Engelien ».
Oui tout cela est bel et bon, mais Bach doit aussi frémir, devenir tremblement de terre et de ciel. Ainsi le merveilleux avant-dernier chœur « Ruht voll, ihr eiligen Beine » n’atteint pas aux profondeurs insondables de consolation et de douleur que d’autres chefs ont pu obtenir, Herreweghe, Peter Scheier…
Donc une magnifique interprétation, mais pas totalement investie, pas assez dramatique à notre goût.
Une passion recueillie, de très haute tenue, pensée ainsi par Suzuki, mais à la perfection froide.
Gil Pressnitzer