Anton Bruckner
La Neuvième Symphonie en ré mineur
Orchestre National du Capitole
Joseph Swensen (direction)
Samedi 22 février – Halle aux Grains
Parmi les onze symphonies d’Anton Bruckner, enfin les 9 reconnues par le compositeur, sa dernière symphonie bénéficie de l’aura des œuvres inachevées, testamentaires sans doute.
Et si cela est sans doute vrai pour la Neuvième de Schubert, cela est erroné pour la Neuvième de Mahler, qui s’orientait avec sa Dixième vers d’autres voies, et encore moins pour la Neuvième de Dvorak qui estimait en avoir terminé avec la musique symphonique et qui se concentrait sur la musique de chambre et l’opéra (Rusalka est de 1901).
Mais la superstition et le rouleau compresseur lacrymal du romantisme ont fait accroire à la malédiction de cette Neuvième impossible à dépasser, se référant principalement à Beethoven, qui pourtant avait encore composé 5 quatuors plus essentiels que cette symphonie.
Mais le mal était fait, et encore aujourd’hui on fait de la Neuvième symphonie de Bruckner son ultime chant du cygne, son palier vers l’éternité à partir de l’adagio final.
Mais cet adagio n’est surtout pas la fin que voulait Bruckner qui sans ses doutes perpétuels, ses élèves intrusifs, les bons et les mauvais conseils qui pleuvaient sur lui, aurait mené à bien ce qu’il considérait comme l’apothéose de sa musique, à savoir un immense finale conforme à sa manière de faire : à partir de la forme sonate un temple avec trois groupes thématiques, et qui dans une ultime péroraison devait reprendre des thèmes des autres mouvements.
Il la désirait avant tout majestueux, jusqu’à une immense élévation.
C’était ce que voulait Bruckner et non pas une sorte d’adieu qui se dissout dans les notes finales de l’Adagio.
Pour éviter cela, il voulait au moins que les notes de son Te Deum donnent sa véritable intention. Car Bruckner n’était pas un homme de l’effacement mystique se diluant dans le silence, ou de l’oraison au bord du silence, mais au contraire une l’homme d’une vaste épopée sonore. D’ailleurs les quatre « Tuba Wagner » qu’il ajoute, montre ce qu’il voulait, à savoir une fin puissante. Et aussi un regard sur toute son œuvre antérieure : il utilise des rappels presque textuels des thèmes les plus significatifs de sa création musicale passée: Finale de la Cinquième, motif de la Septième, Adagio de la Huitième. Et pour mettre un toit à cet acte de dévotion, à cette sorte de cantique qu’est la Neuvième, il comptait sur le Finale. Bruckner y travaillait encore le matin de sa mort,
Depuis quelque temps ce finale, fort avancé, est redonné, soit comme Harnoncourt en ne donnant que les notes écrites par Bruckner, soit comme Rattle en donnant une version complète exécutable, et tout alors en est changé.
Joseph Swensen grand interprète de Bruckner, de Mahler aussi malgré une Neuvième de Mahler un peu décevante selon nous, revient aux traditions, et donc à la vision d’une symphonie s’envolant vers les cieux à partir de l’Adagio.
Donc il a joué la version finale de 1894, sans version alternative pour une fois, celle qui reconnue par presque tous:
Premier mouvement – Scherzo & Trio – Adagio.
Cette symphonie commencée en 1887, malgré un état de santé de Bruckner qui se dégrade (diabète, insuffisance cardiaque), fait l’objet de toute sa force de travail et de créativité pendant deux ans. Mais il travaille lentement, et surtout il se consacre parallèlement à la réécriture de ses œuvres antérieures. Entre 1887 et 1891, Bruckner compose une nouvelle version de ses symphonies numéro 8, 3 et 1, et écrit deux grandes œuvres pour chœurs qui lui avaient été commandées. Aussi malgré l’achèvement de l’Adagio le 30 novembre 1894, il va tenter jusqu’à sa mort, le 11 octobre 1896, tout faire pour édifier un finale qui soit le digne couronnement de son œuvre. Il va presque y parvenir.
Joseph Swensen, superstitieux sans doute, avait déployé devant lui une partition que jamais il ne consulta. Et avec une tension magnifique, il prit à bras-le-corps cette musique et en donna une des plus belles versions entendues à Toulouse. Il insuffla à l’orchestre une ferveur, une intensité musicale étonnante. La noirceur absolue qu’il insuffle au scherzo nous éloigne des ländler villageois pour en faire, comme Furtwängler, une chasse fantastique, qui annonce les Gurrelierder de Schoenberg.
Joseph Swensen aura adopté un tempo plutôt allant, refusant les abîmes métaphysiques à la Sergio Celibidache qui parfois englue la musique de Bruckner dans des lenteurs et des répétitions incessantes que ne viennent pas aérer une grande science de l’orchestration faisant défaut à Bruckner. Non il faut se laisser prendre par ses frémissements de cordes, ses marches en gradations typiques d’un organiste, une sorte de dynamique en terrasses et non de simples crescendos, ses déflagrations de cuivres qui envahissent tout l’espace sonore.
Swensen, qui déjà nous avait donné de Bruckner, une Quatrième symphonie et une Huitième symphonie remarquables, aime profondément cette musique et croit en elle. Il la rend fluide et profonde.
Il soigne les montées des sons sans wagnérisme déplacé, il est attentif aux couleurs, aux silences, aux interventions solistes des hautbois, des clarinettes, des cuivres. Il sait restituer la grandeur qui sous-tend cette musique, qui semble une messe solennelle. Solennel et mystérieux comme le dit le premier mouvement, l’interprétation de Swensen est fervente. Et l’orchestre, très concentré, est à la hauteur de cette interprétation.
Seules une plus grande expansion lyrique des cordes et une meilleure gradation sonore des cuivres auraient pu encore magnifier cette déjà excellente prestation de l’orchestre. Celui-ci face à un chef d’orchestre presque en état de transes aura démontré qu’il possède les couleurs brucknériennes. Il sait devenir vagues montantes ou descendantes, silences éthérés ou affirmations éclatantes sans jamais être tonitruantes.
Il faut aussi saluer la démarche de Swensen qui loin des exécutions routinières si souvent « offertes », sait mettre en lumière, car il est aussi non seulement violoniste, mais aussi compositeur, les audaces de cette symphonie, si différente des autres. Il rend remarquablement son côté abrupt, ses brusques silences, ses pauses inquiétantes, ses harmonies étonnantes, la construction par blocs, les chocs de sonorités entre les cordes, les bois, les cuivres, les vagues de la fin de l’adagio, sorte de tapis de prière.
Offrande à Dieu, « au bon Dieu, à condition que celui-ci l’accepte », paraît-il, car aucune trace écrite ne l’atteste, cette symphonie était aussi une prière pour la santé chancelante de Bruckner, sa guérison. Et le finale manquant devait en être l’Action de grâce éclatante. Il manque et Bruckner n’aura pas été guéri.
Il reste cet inachèvement, qui devient alors un palier vers l’éternité, en tout cas la fin d’un certain romantisme, tout en glorifiant cet acte foi presque médiéval qui soutenait Bruckner.
Au fond, peut-être est-ce même mieux ainsi que ce chef-d’œuvre soit demeuré inachevé et que l’immense double fugue prévue ne soit pas venue effacer les ultimes mesures de l’Adagio.
Certes le programme du concert de ce soir était court, mais que dire après cette symphonie ?
« Elle est retrouvée, quoi ? L’Éternité. »
Gil Pressnitzer
Pour aller plus loin : Esprits Nomades