Philippe Cassard pianiste
Schubert Sonate no 20 en la majeur, D.959
Salle Bleue Espace Croix-Baragnon
Concert du 4 février 2014
Certes les auditeurs des Notes du traducteur sur France Musique et les fidèles spectateurs de la Salle Bleue connaissent les immenses talents de passeur et de pédagogue de Philippe Cassard. Mais il y a aussi et avant tout ceux d’un très grand pianiste, qui jadis nous fut révélé dans Debussy, mais qui excelle aussi notamment dans son cher Schubert.
Son long séjour pendant deux ans à la Hochschule für Musik de Vienne pour ses études, lui a permis de s’imprégner de la Gemüchtichkeit viennoise, un état d’esprit typique à cette ville, sans laquelle les ressorts secrets de cet être Schubert, à la fois si simple et si désespéré, échappent complètement.
Un livre écrit en 2008 par Philippe Cassard chez Actes Sud sur Schubert demeure l’une des meilleures clés pour entrer dans l’univers particulier du doux et effacé Schubert, éternel voyageur, Wanderer, dans sa vie et dans sa musique. Et Philippe Cassard lui a consacré l’année 2008 et il a magnifiquement déjà enregistré de Schubert l’ultime Sonate D960, la Sonate D664 en la Majeur les Impromptus, les Moments Musicaux.
Il s’apprête à enregistrer très prochainement cette sonate D.959 avec le vertigineux mouvement lent, si proche des abîmes et que Robert Bresson avait pris comme support musical à son beau film Au Hasard Balthazar, et sa déchirante mélopée accompagnait la descente aux enfers du pauvre âne et de sa maîtresse.
Elle sera couplée avec des œuvres pour piano à quatre mains avec Cédric Pescia, reflet du concert donné il y a peu à Saint-Pierre des Cuisines. Cet enregistrement sera publié pour le label La Dolce Volta.
Donc Philippe Cassard a bousculé son programme initial pour nous faire part à chaud, juste avant de graver cette musique, de sa vision de cette musique qu’il a si longtemps portée en lui. Il en explique les secrets et les beautés en prenant des exemples sonores et en jouant des extraits pour bien nous monter l’art de la composition chez Schubert.
Le savoir Philippe Cassard est presque encyclopédique, autant sur la littérature, lui a lu les poètes mis en musique par Schubert, que sur la peinture, l’histoire ou le cinéma, et cela lui permet de placer en situation le compositeur Schubert dans son époque.
Ainsi pour nous faire accéder à cette avant-dernière sonate de Schubert, il ne contente pas d’en illustrer les motifs des quatre mouvements, il montre parfaitement la situation de Schubert entre sa vénération pour Beethoven qui venait de mourir, et dont il eut l’honneur de porter le cercueil le 26 mars 1827, soit vingt mois avant sa propre mort le 19 novembre 1828, à 31 ans, et la douloureuse sortie de la composition de son Voyage d’hiver qui l’a laissé exsangue et désespéré.
Des motifs et des formes proviennent à la fois de Beethoven, sonate pour piano numéro 16 et trio des Esprits, et des lieder du Voyage d’hiver chantant la solitude et l’errance.
On peut d’ailleurs être frappé par l’intense torrent musical chez Schubert, lui malade et condamné, pendant les 13 mois qui ont suivi la composition du Voyage d’Hiver.
C’est une des années musicales les plus miraculeuses dans l’histoire de la musique, plus encore que la dernière année de Mozart, car vont être écrits que des chefs-d’œuvre : les deux trios, le quintette à deux violoncelles, les trois dernières sonates pour piano, les Impromptus, la grande messe en mi bémol, sa Neuvième symphonie, des lieder sur les poèmes de Heine, sa Fantaisie pour piano à quatre mains…
Tout cela donne le vertige.
Comment Philippe Cassard aborde-t-il cette œuvre si difficile ?
Avec évidence, élégance et profondeur.
On retrouve chez Philippe Cassard la simplicité, l’évidence et la beauté du chant de son maître, l’immense Nikita Magaloff.
Aussi il n’aborde pas cette très intimidante sonate dans un pathos surfait et habituel chez ses confrères, non il joue, comme il dit, le texte, tout le texte.
Il a fait sienne cette citation de Dinu Lipatti qu’il répète souvent :
« Notre vraie et seule religion, notre seul point d’appui, infaillible, est le texte écrit. Nous ne devons jamais être pris en faute envers ce texte, comme si nous avions à répondre de nos actes sur ce chapitre chaque jour, devant des juges implacables…
Une fois ceci bien établi, nous ne devons pas oublier que ce texte, pour vivre de sa propre vie, doit recevoir notre vie à nous, et pareillement à une construction, il faudra, sur la carcasse en béton de notre scrupulosité envers le texte, ajouter tout ce dont une maison a besoin pour être finie, c’est-à-dire : l’élan de notre cœur, la spontanéité, la liberté, la diversité de sentiment etc. »
Et Philippe Cassard ajoute tout son art de l’interprétation au texte, sa sensibilité, ses élans du cœur.
En fait il va en profondeur dans la musique de Schubert, car peu connaissent autant que lui les 630 lieder de Schubert, clé indispensable pour pénétrer son monde tourmenté et simple à la fois.
D’ailleurs on ne peut que regretter que Philippe Cassard n’ait pas encore enregistré un des trois cycles de Schubert, il y serait exceptionnel.
Philippe Cassard a d’ailleurs si souvent accompagné des chanteurs comme Christa Ludwig, Angelika Kirchschlager, Wolfgang Holzmair, et il passera de celui-ci des lieder de Schubert pour comprendre d’où vient la genèse de cette sonate.
Philippe Cassard construit son interprétation autour du deuxième mouvement, l’andantino, qui pour lui est le pivot de cette musique, et dont il montre les insondables profondeurs, et ce malgré les goujateries de nombreuses sonneries de téléphones portables qui cassent sa concentration et l’oblige à s’arrêter et à recommencer de manière plus emportée, mais sans rompre l’inspiration émouvante.
La fanfare initiale du premier mouvement se déploie intensément, douloureusement parfois, en se souvenant de Beethoven, et avec une lumière lyrique et franche.
Le scherzo est infiniment viennois, léger et dansant.
Enfin le long rondo conclusif au thème si beau que Schubert le répète sans cesse est marqué par des silences oppressants, des envolées fracassantes, sans que jamais la ligne de chant ne soit perdue.
Philippe Cassard joue avec de violents contrastes, passant du chant à peine murmuré à des fortissimo cinglants, pour bien nous démontrer que Schubert est aussi énergie, et non pas cet être évanescent trop souvent ainsi interprété.
Bien qu’il s’en défende, ne voulant que restituer la partition et que la partition, l’interprétation de Philippe Cassard est profondément originale, intérieure, pensée, construite. Rarement cette avant-dernière sonate de Schubert aura été aussi émouvante et l’apport des explications données avant la musique, permet à chaque spectateur de faire de Schubert un frère, un ami.
Ces notes du traducteur alliant paroles et musiques sont essentielles pour aller au plus proche des compositeurs.
Philippe Cassard a fait de cette forme un véritable art.
Gil Pressnitzer