3 février 2014, à la Halle, Tugan Sokhiev retrouve ses racines, avec le plus russe des opéras, Boris Godounov de Modeste Petrovitch Moussorgski. Les quatre opéras du compositeur gravitent autour de l’Histoire qu’ils révèlent sans jamais la parer d’aucune tranquillité factice. Avec omniprésence du peuple et sans intrigue sentimentale dans cet opéra qui met en scène le grand théâtre du monde autour d’un assassin malheureux et impuissant. « Le passé dans le présent, voilà ma tâche. Nous avons progressé ? Tu mens ! tant que le peuple ne peut se rendre compte à quelles machinations il se prête, tant qu’il n’a pas acquis la volonté de se prêter lui-même à l’un ou à l’autre dessein, il demeure figé sur place. » Dans Boris, comme protagonistes-phares, il y a donc le tsar et le peuple.
Le directeur musical de l’Orchestre National du Capitole a choisi la version primitive de 1869, dite en sept parties, d’un dépouillement et d’une intensité extrêmes. Il y aura trois versions et de nombreuses adaptations, dont la plus connue est de Rimski-Korsakov, mais on revient de plus en plus fréquemment à celle de 1869.
D’Anatole Lounartchaski, Commissaire à la culture du gouvernement soviétique de 1917 jusqu’à sa mort : « Le premier Boris correspondait assurément mieux à l’esprit de Moussorgski que le Boris définitif, drapé dans la soie et le satin, que livra l’instrumentation de Rimski-Korsakov, ruinant le premier de sa force originelle. {il a opté pour une sonorité opulente qui lisse et maquille à l’excès les innombrables ruptures et discontinuités inscrites délibérément par Moussorgski dans la texture musicale de son œuvre.} Je suis certain qu’il ne manquait ni de grossièretés, ni de rudesses, ni d’imperfections. (…) Le retour à la version primitive est notre devoir, et je suis convaincu que le plus génial des compositeurs russes nous récompensera par un plaisir infini d’avoir accompli ce devoir. » Extrait d’un article paru en 1926.
Mais après plusieurs adaptations, 1896, 1906, 1907, Rimski-Korsakov déclarera lui-même : « Lorsque viendra le moment où l’original apparaîtra comme meilleur ou plus important que ma révision, l’on rejettera ma version pour jouer Boris d’après la partition originale. »
Pour créer son Boris Godounov, si le compositeur s’inspire, en partie, de l’Histoire de l’Etat russe de Karamzine, c’est surtout de la pièce qu’Alexandre Pouchkine écrit dans les années 1824-25, dans laquelle il va puiser le thème principal de son drame. Dès ses seize ans, le dramaturge reconnaissait déjà, avec un instinct infaillible, la nature des conditions de vie qui régnaient dans l’Etat russe, et ce, dans son poème : « Peuple muet qu’on pousse, courbé dans la poussière, haïssant le tyran, mais craignant sa colère. » La tragédie réaliste shakespearienne relate donc l’histoire de Boris Godounov qui s’est emparé du trône des tsars en 1598 après avoir fait assassiner l’héritier légitime Dimitri. Mais, plus que Pouchkine, Moussorgski va s’attacher à faire du peuple, un protagoniste de premier plan, un contrepoids à la figure du tsar, proclamant : « Le peuple seul est authentique, entier, plein de grandeur et dépourvu d’artifice. »
Tugan Sokhiev direction
– Ferruccio Furlanetto Boris Godounov
– Anastasia Kalagina Xenia, fille de Boris
– John Graham-Hall Le prince Chouiski
– Garry Magee Andrei Tchelkalov, secrétaire du Conseil d’Etat
– Ain Anger Pimène – un vieux moine
– Marian Talaba Grigori – compagnon de cellule monastique de Pimène
– Alexander Teliga Varlaam – un moine défroqué
– Vasily Efimov Missail – un moine défroqué
– Hélène Delalande L’aubergiste
– Sarah Jouffroy La nourrice
Orféon Donostiarra chœur
Boris Godounov est donné en version concert à la Halle. C’est le premier opéra où ce n’est pas la voix et sa prouesse qui font le rôle, mais bien la personnalité de l’interprète. De plus, sans décors ni costumes, celui-ci aura donc un énorme travail à produire pour faire passer toute la psychologie du personnage. Car, avec Boris Godounov, c’est un roi, un vrai, qui entre sur la scène lyrique, avec ses problèmes de roi, légitimité et usurpation, l’ivresse du pouvoir et la satiété, et la hantise voire l’effroi du lendemain, de l’Histoire qui va porter un jugement sur l’individu, qui s’est cru tout puissant. Il faut un interprète assumant la majesté et aussi la détresse du personnage roi. En un mot, l’opéra cesse d’exister si le rôle titre n’est pas tenu par un interprète tout à fait exceptionnel. La basse Ferruccio Furlanetto assume ce rôle écrasant. C’est un de ses rôles préférés avec le Don Quichotte de Massenet, le Philippe II du Don Carlo de Verdi et le Fiesco du Simon Boccanegra. Avant Toulouse, la basse italienne aura révisé son rôle, si l’on peut dire, puisqu’il l’aura chanté à trois reprises à Vienne fin janvier avec mise en scène.
En face d’une telle stature, il y a le peuple russe mis en scène à un moment troublé de son histoire. L’objectif de Moussorgski est bien de mettre son âme à nu. Alors, ce peuple va être constamment présent, tantôt dans sa masse agissante, tantôt dans quelques-uns de ses caractères particuliers, les deux moines défroqués, l’aubergiste, la nourrice, etc…justifiant le terme même de « drame populaire » choisi pour classifier l’ouvrage. D’où l’importance là aussi des masses chorales, noble tâche dévolue à l’Orféon Donostiarra, chœur qui a ses habitudes à la Halle, chœur basque fondé à San Sebastian, plus que centenaire, que d’aucuns qualifient comme étant l’un des meilleurs chœurs du monde. Avant Tugan Sokhiev qui ne tarit pas d’éloges sur lui, c’est Michel Plasson qui était un “fan“ et a grandement participé à son rayonnement international. Les plus grands chefs le demandent comme Rattle, Janowski, Sokhiev bien sûr, etc…
Dans Boris Godounov, le rapport de Moussorgski à la langue est un élément essentiel. Le compositeur s’entend à merveille pour définir ses personnages par le biais de la langue qu’ils parlent. Le rythme de sa musique restitue la cadence d’une langue ou d’un dialecte avec une maîtrise qui atteint son apogée dans les récitatifs. Avec un art consommé, il explore par la musique le psychisme de ses personnages, sans jamais glisser dans l’explicite criard.
Enfin, pour clore par quelques mots encore sur la musique, rien de mieux que de citer le plus grand Boris de tous les temps, à ce jour, et reconnu, même si peu de mélomanes parmi nous l’ont entendu, et vu sur scène, à moins d’être centenaires ! j’ai nommé la basse Fedor Chaliapine. « …Sans doute est-il un réaliste ; cependant, sa puissance provient non pas de ce que sa musique est réaliste, mais de ce que son réalisme est de la musique au sens le plus vibrant de ce mot. Derrière son réalisme comme derrière un rideau, il y a tout un monde d’images et de sentiments qui ne peuvent être situés sur le plan réaliste. C’est ainsi que, pour moi, même Varlaam, qui semble un personnage totalement réaliste, ce n’est pas seulement du réalisme ; il y a quelque chose d’autre : de la nostalgie et de la terreur dans leur plénitude musicale. »
Mais encore, à propos de la scène de la taverne, lors d’une représentation en 1893, à Tiflis : « …je découvris soudainement dans cette étrange musique quelque chose de familier et d’infiniment proche. Il me sembla qu’elle m’avait accompagné tout au long de ma vie difficultueuse, féconde en péripéties, et plus encore, qu’elle ne me quittait pas, qu’elle vivait en moi et que je la retrouvais partout où je passais. Ce n’est qu’aujourd’hui que je peux exprimer ce sentiment, mais alors je n’éprouvais qu’une sorte de pieuse joie mêlée d’angoisse. J’aurais voulu tout à la fois pleurer et rire. Pour la première fois, je sentis que la musique était la voix de l’âme universelle, qu’elle en était la romance sans paroles. » Pages de ma vie, Ed. Plon, 1927
Michel Grialou
Orchestre National du Capitole
lundi 03 février 2014 – Halle aux Grains
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