Il est des concerts à marquer d’une pierre blanche, des concerts qui vous emportent ailleurs. On arrive dans la salle pour un programme que l’on croit connaître par cœur et on repart des étoiles plein la tête grâce à une interprétation que l’on sait d’ores et déjà d’anthologie. Et Dieu sait que j’en ai vu des concerts depuis plus de 40 ans, mais il y en a qui sont restés gravés dans ma mémoire, une performance dont le souvenir est devenu un critère de comparaison, ce qui n’arrive pas tous les jours! Celui de ce soir en fait partie. Et pas seulement parce qu’il est le fruit d’une fidélité et parce qu’il se déroule dans la convivialité.
Ce soir, je me hâte vers la Halle aux Grains, bien emmitouflé, en me remémorant les vers de Jean-Pierre Siméon, animateur du Printemps des Poètes :
Si je dis
Les corbeaux font la ronde
Au dessus du silence
Tu me dis c’est l’hiver.
Ou de Charles d’Orléans:
Mais vous, Yver, trop estes plain
De nege, vent, pluye et grezil ;
On vous deust banir en essil (exil).
Sans point flater, je parle plain,
Yver, vous n’estes qu’un villain!
Et je suis fort aise de déguster le vin chaud offert par les organisateurs, une fois n’est pas coutume.
Chaque année, au début de l’hiver, l’Amicale des Arméniens de Toulouse Midi-Pyrénées* organise un concert au bénéfice de l’Enfance en détresse en France et en Arménie, en partenariat avec la Maison des Droits des Enfants et des Jeunes**.
Pour la 17° fois, Jean-Marc Phillips-Varjabédian, grand violoniste devant l’éternel, a réuni autour de lui des amis musiciens exceptionnels.
Avec l’accordéoniste Richard Galliano, il a fondé un septuor autour d’un programme Piazzolla qui s’est produit à travers le monde, et ils ont enregistrés les 4 saisons de Vivaldi: le programme était donc tout trouvé pour cette soirée caritative annuelle.
Mais avant, il nous offre avec son frère Xavier Phillips au violoncelle et Vahan Mardirossian au piano, une mise en bouche avec des œuvres de compositeurs arméniens, bien sûr: Babadjanian, trio 2° et 3° mouvements, Komitas Chants pour cello et piano, le printemps, sublime composition, et La Danse de la Grue, visible par l’imagination. Enfin, Khatchaturian, avec des extraits de ballets pour violon et piano, Danses des Jeunes Filles et des Garçons, Chant d’Amour et L’Abricotier (un des symboles de l’Arménie, le paradis perdu); et la fameuse Danse du Sabre pour violon violoncelle, piano et accordéon, qui soulève l’enthousiasme du public.
En 2ème partie, Richard Galliano mène la danse, justement, avec d’abord les célèbres Quatre Saisons (Le Quattro Stagioni) d’Antonio Vivaldi (1678-1741), ces concertos pour violon et orchestre descriptifs, usant de nombreux effets tendant à imiter le chant des oiseaux, le murmure du vent ou de l’onde, les aboiements d’un chien ou encore les grondements de tonnerre). Richard Galliano et ses collègues musiciens nous proposent une version inédite dans laquelle l’Accordéon devient soliste au cœur d’un dialogue évident avec les instruments à cordes.
Après le succès de son disque « Bach » édité chez le prestigieux label allemand Deutsche Grammophon, vendu à près de 50.000 copies seulement en France, Richard Galliano continue sa « mission » de réhabilitation de son Stradivarius à bretelles, son instrument de prédilection: l’Accordéon (la Fisarmonica en italien). Une autre sensibilité (surtout dans les mouvements lents où l’Accordéon nous transporte vers un sentiment nostalgique, éthéré, aérien…), une virtuosité comparable à celle du violon, pour « un véritable feu d’artifice de timbres et de couleurs. »
Dans Las Cuatro Estaciones Porteñas, Les Quatre Saisons Portuaires, Astor Piazzolla a greffé son amour de la musique savante occidentale avec les battements sourds de l’Argentine. Pleine d’énergie rythmique, de dissonances, de contrastes entre virtuosité et lyrisme nostalgique, elles sont un évident hommage à Vivaldi***. Mais alors que les saisons de celui-ci sont pastorales et littérales, celles de Piazzolla sont urbaines, liées à Buenos Aires (« porteño » signifiant le port de Buenos Aires), et dépeignent l’essence de chaque saison plutôt que d’en traduire les sonorités. Le cycle des saisons, dont la musique traduit les rythmes climatiques, passe ainsi d’un continent à l’autre. Et à Buenos Aires, la pastorale baroque devient une danse urbaine. En l’absence de prétexte littéraire, mais de manière tout aussi évocatrice, A. Piazzolla a écrit ses Cuatro Estaciones porteñas pour son quintette, sans les concevoir d’emblée comme une suite. Les quatre pièces, écrites donc de 1964 à 1970, font toujours l’objet d’arrangements très variés, y compris pour violon et orchestre à cordes, la formation de Vivaldi.
D’un côté, un monument de la musique classique emprunt du lyrisme de Vivaldi, et de l’autre, à l’opposé, l’ambiance urbaine et parfois dissonante de Piazzolla, véritable exploration culturelle et sensuelle.
Autour du virtuose de l’accordéon, deux violons, un alto, une contrebasse, un violoncelle et un piano, voilà une formation originale que le public applaudit chaudement entre chaque mouvement. En rappels, la Valse à Marco de Galliano, un hommage à Claude Nougaro, et la Javanaise de Gainsbourg: toute la salle debout chante en chœur « Nous nous aimions le temps d’une chanson ».
Il faut signaler que la Halle aux Grains, moins appréciée désormais que le théâtre du Casino est ouvert, mais à laquelle sont fidèles les organisateurs de cette soirée, est un écrin parfait pour ce concert caritatif; et sa belle acoustique, magnifiée par le sonorisateur Jean-Jacques Lassus, est idéale pour les instruments à cordes et à vent. L’écoute et la complicité entre les musiciens, de formation différente, fait plaisir à voir: elle est à l’image de l’esprit du fondateur de ces soirées, Gérard Karagozian, bon géant débonnaire; il passe le relais à la présidence de l’association des Arméniens, mais nul doute que cet esprit lui survivra. « Que la musique produise ses effets dans une ambiance chaleureuse, et qu’elle adoucisse les mœurs!! »
Alors souhaitons joyeux Noël et bonne année aux musiciens, aux organisateurs, et aux enfants qui bénéficieront de leur action solidaire, avec Louisa Paulin :
Année nouvelle, nouvelle année,
Dis-nous, qu’as-tu sous ton bonnet ?
J’ai quatre demoiselles
Toutes grandes et belles
La plus jeune, en dentelles,
La seconde en épis,
La cadette est en fruits
Et la dernière en neige.
Voyez le beau cortège !
Nous chantons, nous dansons
La ronde des saisons.
Elrik Fabre-Maigné
2-XII-2013
*Permettre aux personnes d’origine arménienne de renouer avec leurs racines et de les entretenir dans un cadre propice,
Participer de façon active au rayonnement de la culture arménienne à Toulouse Métropole, en Haute-Garonne et, plus généralement, en Midi-Pyrénées,
Sur le plan humanitaire, apporter une aide à l’enfance déshéritée de Midi-Pyrénées et d’Arménie par des manifestations culturelles ou festives produisant les fonds nécessaires et plus généralement apporter un soutien logisitique et/ou financier à l’essor économique et social de l’Arménie et du Haut-Karabagh,
Conseiller, orienter ou aider toute personne qui en fait la demande.
70, chemin du Sang-de-Serp, 31200 Toulouse. 05 61 57 32 40 www.guiank.org
amicale.guiank@gmail.com
**La Maison des Droits de l’Enfant et des Jeunes est un lieu d’écoute et d’information pour l’accès aux droits des enfants et des jeunes. Permanence d’accès aux droits généralistes. Actions de sensibilisations pour la lutte contre les discriminations auprès des enfants et des jeunes : ateliers ludiques et interactifs animés un juriste et un intervenant psycho-social. développent trois axes de travail : écoute/information, sensibilisation/prévention et formation/accompagnement.
Permanences : du lundi au jeudi, de 09 h à 12 h et de 14 h à 17 h. Maison des droits des enfants et des jeunes 6, rue des couteliers 31000 Toulouse • Tél.: 05 61 53 22 63 • mail : mdde@laposte.net
***Les concertos de Vivaldi ouvrent le recueil que le compositeur fit paraître à Amsterdam en 1725, « Il cimento dell’armonia e dell invenzione ». Chacun de ces quatre concertos est consacré à l’évocation d’une saison, décrite en tête de la partition dans un sonnet.