La seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute au Théâtre Sorano
Textes de Pierre Desproges
Avec Christian Gonon, sociétaire de la Comédie-Française
Metteurs en scène : Alain Lenglet, Marc Fayet
« Vivons heureux en attendant la mort. » était une des devises du grand pourfendeur de la bêtise humaine que fut Pierre Desproges.
Par la magie d’un spectacle à lui consacré, il aurait sans doute était aussi heureux après la mort, tant la qualité de cet hommage fervent et humble que lui rend Christian Gonon dans « La seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute », est juste et émouvant.
Derrière l’ironie, la dérision, l’autodérision, que pratiquait Pierre Desproges, sourdait une profonde angoisse existentielle.
Et le choix des textes fait précisément par Christian Gonon, à partir principalement d’extraits des Chroniques de la haine ordinaire sur France-Inter, de La Minute nécessaire de Monsieur Cyclopède sur France 3 et de son livre Vivons heureux en attendant la mort, est judicieux et rend compte de à la fois du personnage comique et surtout de l’être tendre et obsédé par la mort que fut ce faux misanthrope, même s’il déclarait : «J’ai le plus profond respect pour le mépris que j’ai des hommes.»
La plupart de ces textes n’étaient pas destinés à la scène, ils y prennent vie et profondeur par l’immense talent de comédien de Christian Gonon, qui n’essaie nullement de singer Pierre Desproges. Il en fait un frère, un ami, et ne s’en sert pas pour faire un « one-man-show », seulement une carte blanche. D’ailleurs ce spectacle était destiné à rester intimiste et avec très peu de représentations. Le succès a fait que cet hommage d’une sorte de chroniques d’amour ordinaire de Desproges aura fait le tour de la France.
« Je ne suis pas n’importe qui », disait l’un des titres des livres de Desproges, et cela est bien rendu.
Trois chaises, une ampoule, un verre de vin, une carafe, une paire de chaussures, une trousse d’urgence d’où il tire une bouteille pleine sans doute d’un bordeaux que Desproges aimait autant que sa haine des footballeurs, permettent au comédien d’interpréter des textes choisis intelligemment. Le même dépouillement qu’avait sur scène Desproges, nous qui avons eu la chance de le voir en scène plusieurs fois.
Dans une lettre ouverte à Monsieur Pierre Desproges, écrite par Christian Gonon on peut lire avec émotion ceci :
« On dirait que nous nous serions rencontrés à l’école sur le banc de touche de ceux qui ne jouent pas au football. On dirait que toi (tu permets que je te tutoie maintenant qu’on est amis) tu serais « prem » en français et moi « prem » en récitation… Et pendant que j’apprendrais la vie et la mort en compagnie de Shakespeare, Molière et Tchekhov, tu taillerais en pièces les idées reçues, la bêtise, la lâcheté, avec une bassesse d’inspiration « volant au-dessus de la ceinture du moindre nain », malgré quelques bouffées de tendresse pouvant se compter sur les doigts de la main du baron Empain… Enfin, un jour, nous nous serions baladés sans parler sur les sentiers de Picardie. Là, je t’aurais montré un assemblage de textes que j’aurais réunis sous le titre d’une petite phrase que tu avais lancée dans un éclat de rire à la fin d’un entretien : « La seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute. » Ces textes juxtaposés auraient signifié le partage d’un territoire commun à notre amitié. Ce serait tout ce que je préfère de toi, que je n’aurai jamais le talent d’écrire, mais que je pourrais faire entendre sur une scène de théâtre. Une alliance fraternelle. Tu serais venu à la première et tu m’aurais dit avec ton sourire cyclopédien : — Desproges à la Comédie-Française… étonnant, non ? Et je t’aurais répondu : non. Et nous serions allés boire un verre de Château Figeac pour oublier les crabes et les vautours. » Christian Gonon, sociétaire de la Comédie-Française, 4 janvier 2010.
Tout est dit sur la signification du spectacle qui montre que Desproges est vivant parmi nous et proclame:
« Les femmes et le bordeaux, je crois que ce sont les deux seules raisons de survivre. »
Cette mort, omniprésente chez Desproges, surtout au milieu du rire. Elle se tapit dedans. « Je vais mourir ces jours-ci, il y a des signes qui ne trompent pas […] je n’ai pas envie de mon verre de vin. »
Et il définit ainsi son art :
« J’en vois d’ici qui sourient. C’est qu’ils ne savent pas reconnaître l’authentique désespérance qui se cache sous les pirouettes verbales. Vous connaissez de vraies bonnes raisons de rire, vous ? Vous ne voyez donc pas ce qui se passe autour de vous ? Si encore la plus petite lueur d’espoir nous était offerte ! ».
Christian Gonon traite dans La seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute, Desproges non comme un comique, mais comme un auteur à part entière. Il joue un peu avec les chaises et les chaussures, mais ne se permet que de rares numéros d’acteurs : ainsi le duo tragique entre le Petit Prince et la Vénus de Milo, où celui-ci ose lui demander de lui dessiner un mouton, moins drôle cette charge contre Giroudoux avec le dialogue entre Ondine et sa mère. Et puis il y a le superbe «Lettre ouverte à monsieur le chauffeur du taxi immatriculé 790 BRR 75».
Mais le spectacle n’est pas qu’une succession de textes, mais possède une respiration, un rythme
Chaque moment est ponctué d’un « Étonnant non ? » dévastateur.
Étonnant, non ? Pierre Desproges est mort d’un cancer en avril 1988 à 51 ans. « 2 à 1 » aurait-il pu dire dans son combat contre le crabe, qu’il tentait de prendre de vitesse en mangeant des tourteaux.
«Plus cancéreux que moi, tumeur ! », et il le fit en avril 1988.
Et il se posait la question du rire :
« Peut-on rire de tout ? Peut-on rire avec tout le monde ? S’il est vrai que l’humour est la politesse du désespoir, s’il est vrai que le rire sacrilège blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s’i est vrai que ce rire là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. De la guerre, de la misère, de la mort. Au reste, est ce qu’elle se gêne, la mort, pour se rire de nous ? Est-ce qu’elle ne pratique pas l’humour noir, elle, la mort ?… Alors : quelle autre échappatoire que le rire, sinon le suicide, poil aux rides ? »
Toujours juste, sobre et sans aucun histrionisme, Christian Gonon seul en scène, avec un grand engagement physique, rend le plus bel hommage à Pierre Desproges en rendant palpable toutes ses trouvailles, en semblant les découvrir émerveillé, en même temps que nous.
« J’interprète des textes de Desproges, je ne joue pas à «être Desproges»Je l’attrape par l’intérieur, à travers le cœur de son verbe »(Gonon).
« Étonnant, non ? » Prodigieux, oui, car il nous est donné d’entendre un véritable duo entre Gonon et Desproges, la même tendresse, la même charge contre la médiocrité et le racisme.
Desproges ? Même pas mort !
Gil Pressnitzer
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