C’est toujours un bonheur d’assister à l’ouverture du Festival Toulouse Les Orgues, mais aussi de rentrer dans le couvent des Augustins construit au XIVème siècle dans le style gothique méridional et qui héberge depuis 1793 le musée des Beaux-arts de Toulouse; ce lieu fascinant marie la beauté de son cloître, l’élégance de son église à des collections uniques en Europe. « … Toulouse a un charmant musée et surtout un cloître gothique où l’on a rassemblé les marbres romains ou chrétiens. Il me rappelle celui des Petits Augustins, si monarchique, si religieux, que l’imbécillité aveugle de certaines gens se hâta de détruire en 1815. » (Stendhal, le 28 mars 1838, Les Mémoires d’un touriste).
Michel Bouvard, qui passe l’année prochaine le flambeau de directeur musical à Yves Rechsteiner, rappelle en préambule les deux axes de ce 18ème festival: la mise en valeur de la jeunesse avec le Concours international d’orgue Xavier Darasse, (partie intégrante de la manifestation); et de la diversité somptueuse des instruments de Toulouse et de sa région.
La scène est adossée à l’une des Chapelles de l’Eglise-Musée, et encadrée par deux sculptures en terre cuite de Jacques Pasquier : la Vierge à l’Enfant et la Religion, tout à fait de circonstance. Nous sommes installés sous le grand orgue*, « aussi uzé qu’antique » jusqu’au XVIIIème siècle, mais restauré dans les années 1970, sous l’impulsion de Xavier Darasse justement, avec la complicité de Denis Milhau, conservateur du musée, et le soutien de la Ville de Toulouse: le facteur allemand Jürgen Ahrend a créé un orgue s’inspirant des instruments baroques de l’Allemagne du Nord, dont le buffet en chêne orné de volets peints, selon une tradition des XVIème et XVIIème siècles. Il se distingue par un son pur et cristallin, et une esthétique très polyphonique malgré la grande acoustique de l’église. Même si ce soir, ses parties de grand sont réduites à la portion congrue, c’est pour laisser s’épanouir le programme original et savoureux que nous ont concocté les Sacqueboutiers et l’Ensemble Clément Janequin, dont la complicité fait plaisir à voir et surtout à entendre. Le son général du concert est étonnant de clarté, même dans les forti et les passages martiaux, et le public n’en perd pas une miette, ne laissant éclater son enthousiasme qu’à la fin de la première partie, et surtout de la seconde.
Doit-on encore présenter les Sacqueboutiers et l’Ensemble Clément Janequin? Rappeler (entre autres) El Fuego ou la Missa Pillipus Rex Hispanae de Bartolomeo de Escobedo ou encore le Jazz et la Pavane avec Philippe Léogé et ses amis jazzmen des premiers; (entre autres toujours) les Cris des Oyseaux, les Cris de Paris dudit Janequin ou les Chansons sur des poèmes de Ronsard des seconds; ou Fay ce que vouldras autour de Rabelais ensemble…
À l’origine, L’Homme armé est un chant écrit entre 1450 et 1463. Peu de temps après, un cycle de 6 messes fut créé, 5 utilisant des parties de la mélodie de l’Homme armé, la 6ème comprenant la mélodie entière. Jusqu’à la fin du 16ème siècle, plus de 30 messes furent écrites. Le thème « On doit craindre l’homme armé » est terriblement en accord avec le siècle! Presqu’aussi célèbre que La Follia et particulièrement bien connu aujourd’hui parce qu’il a été très largement exploité par les compositeurs de la Renaissance comme cantus firmus lors de la messe latine, ce thème a probablement été utilisé dans cet objectif plus que toute autre chanson profane: plus de 40 compositions s’en sont inspirées; il compte parmi les plus célèbres de la fin du Moyen Age. Cet engouement provient-il de sa possible origine bourguignonne en liaison avec l’ordre de la Toison d’or, d’une réminiscence des Croisades, ou encore d’une évocation cachée de Longus, le soldat romain qui transperça le flanc du Christ ? Aucune de ces hypothèses n’apporte d’éclairage satisfaisant sur les destinées d’une pièce dont le texte même reste énigmatique: « L’homme armé doit on doubter / On a fait partout crier / Que chacun se viegne armer / d’un haubregon de fer. »
La plupart des compositeurs qui écrivirent des messes sur cantus firmus d’après L’Homme armé forment une grande lignée qui va de Dufay (fin du Moyen Age et Renaissance) jusqu’à Carissimi au XVIIème siècle; en passant par Pierre de La Rue, Jacob Obrecht, Johannes Ockeghem, aujourd’hui présents ainsi que Josquin Desprez. Par deux fois, ce dernier est revenu sur cette mélodie pour édifier deux cathédrales sonores dans la pure tradition des polyphonies franco-flamandes; on se souvient avec émotion de la version du regretté Ensemble A Sei Voci, sous la direction du non moins regretté Bernard Fabre-Garrus (enregistrement Astrée diffusé par naiveclassique.com.).**
En tout cas, nos complices musicologues et musiciens, Jean-Claude Canihac et Dominique Visse en ont extrait la substantifique moelle (comme ils l’avaient magnifiquement fait avec Rabelais bien sûr) pour servir de support au concert de ce soir. Entourés de leur phalanges respectives (je n’oublie pas Dame Yasuko Uyama-Bouvard à l’orgue positif), ils sont vraiment égaux à eux-mêmes dans ce répertoire dont ils se délectent, c’est-à-dire magistraux.
Dominique Visse avec son allure de jongleur médiéval, chignon et boucle d’oreille, dont les interventions sont reconnaissables entre tous, même les yeux fermés. bat la mesure sur la plupart des morceaux aussi bien pour ses chanteurs que pour les cornets à bouquin, chalemie, doulciane et sacqueboute.
Les parties vocales alternent avec les sonneries de cuivres anciens, quand ils ne jouent pas à l’unisson: les deux Ensembles ont atteint à une fusion et une symbiose exceptionnelles.
Et l’écho prolonge, durant quelques secondes suspendues, les harmonies célestes de ces appels à la bataille devenus messes, pour des « guerre en dentelle », ces guerres de convenance entre chefs bien élevés, échangeant des politesses avant les premières salves, bref, faisant la guerre comme Buffon écrivait, en manchettes de dentelle; mais où la piétaille tombait toujours comme des mouches, dans des empilements monstrueux de cadavres, proie des corbeaux, quand elle n’était pas achevé par les coupe-jarrets cherchant à les détrousser de leurs derniers biens terrestres.
Je me plais au final à imaginer que les seigneurs de guerre de l’époque ont laissé à l’entrée leurs lourdes armures, leurs épées à double tranchants, haches et autres instruments de mort; et je rêve qu’aujourd’hui, la religion (malgré ses excès passés) puissent encore pacifier les brutalités humaines plus vivantes que jamais, avec des armes de destruction massive, nucléaires, chimiques ou autres.
Même si je sais bien que c’est une utopie, je sors de ce lieu où souffle l’esprit que sont les Augustins avec la tête pleine de cantus firmus et des vers de Lord Alfred Tennyson dans « In mémoriam » (1898):
Sonnez la fin des mille guerres des temps passés
Sonnez l’arrivée de mille ans de paix.
Sonnez ce qui est passé !
Sonnez ce qui est nouveau
Sonnez, cloches joyeuses à travers la neige
L’armée s’en va, laissez la partir.
Sonnez la fin des erreurs, sonnez l’arrivée de la vérité
Sonnez la fin des façons anciennes et des maladies impures
Sonnez la fin de la soif de l’or qui rétrécit les idées
Sonnez la fin des mille guerres des temps passés
Sonnez l’arrivée des mille ans de paix.
Sonnez l’homme vaillant et libre
Le cœur plus grand, la main plus bienveillante
Sonnez le départ de l’obscurité de la terre
Sonnez le Christ qui doit être.
Du livre des révélations de la Bible.
Dieu essuiera toutes les larmes
Et il n’y aura plus de mort
Ni douleur ni pleurs
Il n’y aura plus de chagrin
Louez le Seigneur.
Mais le Festival ne fait que commencer et il y aura bien d’autres sources d’émerveillements jusqu’au 20 octobre; faute de changer le monde, ce sera l’occasion de se ressourcer avec ces évocations célestes de sept siècles d’histoire de la Musique qu’il survolera allégrement!
Elrik Fabre-Maigné
*La première mention d’un orgue dans l’église du couvent des Ermites de Saint Augustin de Toulouse remonte à l’année 1504. Un deuxième orgue était installé dans la chapelle Notre-Dame de Pitié. En 1766, on réceptionne des travaux dus au facteur Grégoire Rabiny, installé à Toulouse, mais né en Allemagne.
Quand arrive la tourmente révolutionnaire, l’instrument est à nouveau mal en point. Transformée en « Museum du Midi de la République » par décret du 27 août 1795, l’église ne semble plus contenir d’orgue digne d’intérêt lorsque Jean-Baptiste Micot, facteur d’orgues, Jacques Belin, menuisier et François Cammas, architecte, effectuent leur « inventaire et estimation des buffets d’orgues appartenant à la République », le 14 juin 1796, à la demande de l’Administration Municipale de la Commune de Toulouse.
Cet instrument se veut l’interprète idéal des œuvres de compositeurs tels que Dietrich Buxtehude, Franz Tunder, Heinrich Scheidemann, etc. mais aussi de l’œuvre d’orgue de Jean-Sébastien Bach. Son harmonisation, particulièrement remarquable, permet également d’aborder avec succès de nombreux autres répertoires, qu’ils soient baroques ou… contemporains.
Il se veut l’interprète idéal des œuvres des compositeurs allemands du XVIIème et XVIIIème s. (tels que Dietrich Buxtehude, Heinrich Scheidemann, Jean-Sébastien Bach…). Son harmonisation, particulièrement remarquable, permet également d’aborder avec succès de nombreux autres répertoires, qu’ils soient baroques ou… contemporains.
**L’origine de cette chanson et sa popularité font l’objet de plusieurs théories. Il est important de noter que la première apparition de la chanson est contemporaine avec la chute de Constantinople en 1453, un événement qui a eu de grandes conséquences psychologiques en Europe. Cela pourrait aussi représenter l’armement pour une nouvelle croisade contre les Turcs. Les compositeurs comme Guillaume Dufay ont écrit de nombreuses lamentations lors de cette défaite. Cependant une autre possibilité serait que les trois théories sont vraies, en donnant le sentiment d’urgence pour organiser une opposition militaire aux Ottomans fraichement vainqueurs, et ralliant ainsi l’Europe Centrale et l’Europe du Nord.
L’Homme armé est resté très connu parce que les compositeurs de la Renaissance l’ont utilisé comme cantus firmus pour mettre en musique les textes latins qui composent l’ordinaire de la messe. Plus de quarante exemples nous en sont parvenus. De nombreux compositeurs ont écrit au moins une messe qui utilise cette mélodie, mais on en connaît au moins deux écrites par Josquin des Prez : Missa « L’homme armé » super voces musicales et Missa « L’homme armé » sexti toni qui figurent parmi les plus célèbres. On peut également citer celle de Johannes Tinctoris (Missa « Cunctorum plasmator summus »). Pierre de La Rue, Cristóbal de Morales et Giovanni Pierluigi da Palestrina ont eu plusieurs fois recours à cette chanson. Un cycle de six messes, anonymes mais sans doute d’une même main, se trouve dans un manuscrit napolitain offert à Béatrice d’Aragon, qui contient une anthologie des morceaux de musique préférés de Charles le Téméraire. Si l’on trouve encore des exemples qui datent du XVII siècle, dont une messe de Carissimi, la majorité des messes de l’Homme armé datent des années 1450 à 1510.
Certains ont suggéré que l’homme armé représente l’Archange Saint Michel, tandis que d’autres pensent que ce nom représente celui d’une auberge (Maison de l’Homme armé) située près des appartements de Dufay à Cambrai.
Il était admis que la suite initiale de la mélodie était en chanson combinée: « il sera pour vous conbatu/L’homme armé » attribué à Robert Morton, que l’on estime avoir été écrite vers 1463, grâce aux références historiques dans le texte. Une autre version possible de l’harmonisation est une composition anonyme pour 3 voix tirée du Mellon Chansonnier, qui ne peut pas être datée précisément. En 1523 Pietro Aron, dans son traité Thoscanello suggère que Antoine Busnois (précepteur du futur Charles le Téméraire, dernier duc de Bourgogne) est le père de cette chanson; en raisonnant par défaut, car le style musical est celui de Busnois. Il n’y a pas d’autres sources pour corroborer Aron, qui écrivait approximativement 70 ans après la première apparition de la mélodie. Richard Taruskin a dit que Busnois a écrit la première messe connue sur cette mélodie, mais tous les historiens ne sont pas d’accord et certains préfèrent considérer que Guillaume Dufay est le créateur de la première messe de L’homme armé.
Un des réemplois les plus anciens de l’air est sans doute « Il sera pour vous conbatu/L’homme armé » attribué à Robert Morton, que les références historiques contenues dans le texte permettent de dater des environs de 1463. On connaît une version anonyme pour trois voix qui lui est peut-être antérieure et qui figure dans le chansonnier Mellon conservé à la bibliothèque de l’université Yale. En 1523, Pietro Aron publie un traité intitulé Thoscanello dans lequel il propose le nom d’Antoine Busnois comme compositeur de l’œuvre (vers 1468). S’il existe bien des similitudes stylistiques avec l’œuvre connue de Busnois qui en font une hypothèse plausible, aucune source ne vient corroborer les affirmations d’Aron qui écrit environ soixante-dix ans après la première apparition de la mélodie. Richard Taruskin défend la position selon laquelle Busnois (vers 1468) serait le premier à avoir composé une messe en utilisant cette mélodie5, mais la plupart des musicologues pensent que ce titre revient à Guillaume Dufay (vers 1461).
La mélodie se prête particulièrement bien au contrepoint. Les lignes sont clairement délimitées et il existe plusieurs possibilités pour la transcrire sous forme de canon. Inversement, il est très facile de démêler la mélodie du contrepoint…
Parmi les compositeurs qui ont écrit une messe de l’Homme armé, on peut encore citer Guillaume Faugues, Johannes Regis, Palestrina, Morales…