Une histoire biscornue ou plutôt des histoires emmêlées les unes aux autres, par un réalisateur turc vivant en Italie, Ferzan Özpetek, il y avait de quoi se casser la figure en beauté ; mais avec des acteurs de théâtre habités, comme Elio Germano (déjà remarqué dans Diaz-un crime d’état de Daniele Vicari, Faccia D’Angelo de Felice Maniero ou La nostra vita de Daniele Luchetti), et aussi Vittoria Puccini, Beppe Fiorello, Claudia Potenza ou encore Cem Yilmaz, pour ne citer qu’eux, avec une musique de Pasquale Catalano (qui avait déjà signé entre autres la bande originale de la série télévisée Romanzo Criminale) dont une reprise de Nat King Cole et des chansons de la grande chanteuse turque Sezen Aksu, ce film mérite vraiment d’être vu par ceux qui aiment le cinéma pour ce qu’il est avant tout: une porte ouverte sur le rêve.
Ce n’est certes pas un blockbuster comme disent les américains, une americanata comme disent les Italiens ; c’est tant mieux. Et heureusement que les cinémas d’art et d’essai, jouant parfaitement leur rôle, ABC et Utopia à Toulouse, l’ont ressorti cet été, pour un public qui n’a que faire des modes*.
Pietro, d’origine sicilienne, s’installe à Rome dans l’espoir de devenir comédien. En attendant de décrocher le rôle de sa vie, il travaille comme pâtissier la nuit, en compagnie d’employés immigrés qui saisissent peu de chose de son incessant verbiage. Ses journées se passent en auditions pour des films publicitaires où il est impossible aux candidats d’exprimer leur personnalité. Garçon sensible et solitaire, Pietro habite chez sa cousine jusqu’à ce qu’il tombe sur une occasion en or : une vieille dame propose de lui louer un vaste appartement dans le quartier bourgeois du Monteverde, pour un prix inespéré. Mais à peine installé, le jeune homme se trouve confronté à d’inquiétants phénomènes : il y a beaucoup de monde dans ce logement à la décoration désuète; et, contrairement aux allégations de certains voisins, ce ne sont pas des « clandestins », des extracommunautaires. Pietro va peu à peu se laisser apprivoiser par ces spectres des années 1940 puis reconstituer l’histoire de leur troupe de comédiens engagés dans la résistance et morts tragiquement…
Le cinéaste jongle entre petite et grande histoire, et signe une comédie onirique, parfois loufoque, souvent émouvante, sur la difficulté du métier de comédien, mais aussi sur les méandres de la mémoire. Jouant ouvertement la carte de la fantaisie, il n’élude pas la difficulté de voir ses rêves brisés par la férocité du réel (Pietro perdu dans la mascarade des auditions, la troupe fantomatique victime d’une trahison fatale) et de vivre une sexualité différente.
Il évoque au passage une mémoire cinématographique et théâtrale, entre Fantômes à Rome d’Antonio Pietrangeli (1961), – où Marcello Mastroianni et Sandra Milo cohabitaient avec le prince Eduardo De Filippo dans une vielle demeure romaine, sans oublier Six personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello. Ce théâtre « à l’italienne » justement ne manque pas de saveur une fois qu’on s’est laissé prendre au récit décousu du réalisateur. Et sa tendresse pour les comédiens ne peut laisser indifférent.
Le film n’a pas été du tout apprécié à sa sortie par la majorité de la critique parisienne qui l’a descendu en flammes, lui reprochant en particulier son « manque de réalisme » dans le traitement pudique de l’homosexualité du personnage principal, (à des années-lumière certes de la palme d’or de Cannes cette année) et son « absence d’originalité » (!?).
Quand on a vu le sort réservé par cette même critique à la Grande Bellezza de Paolo Sorrentino ou à Quartet de Dustin Hoffman*, on ne peut s’empêcher de se rappeler la Monographie de la presse parisienne d’Honoré de Balzac, même si elle a été écrite au XIX° siècle : nous proposeraient-ils des films qui avantagent les groupes économiques les plus puissants ? Des films participant de la vie sociale et mondaine propre à la société du spectacle ?
Et voudraient-ils inciter le public à aller voir tel ou tel spectacle calibré pour la société de consommation, à préférer des films d’action saturés d’effets spéciaux ou des chroniques légères au goût du jour qui sortent de la tête une fois quittée de la salle de cinéma ?
En tout cas, j’avoue que j’ai pris grand plaisir à ces trois films, comme à ceux du cycle un Eté Italien diffusé par le REX de Luchon** (et je n’étais pas le seul) : j’y ai trouvé une magnifique présence que je ne trouve pas ailleurs, de moins en moins au théâtre, et souvent dans les concerts.
Le cinéma que j’aime, c’est un art hérité de la magie, « de la fantasmagorie, des spectacles de lanterne magique*** », comme l’avait si bien senti l’étudiant au Département cinéma de l’UCLA (Université de Californie à Los Angeles), Douglas James Morrison devenu l’icône Jim Morrison; et pas un simple produit manufacturé. Avec Robert Desnos, je fais partie de ceux qui lui demande « ce que la vie nous refuse trop souvent : du mystère, du miracle ».
Elrik Fabre-Maigné
19-VIII- 2013
*Le film Michael Kohlhaas d’Arnaud des Pallières actuellement sur quelques écrans risque de subir un sort similaire pour son rythme lent qui est celui du cheval marchant à l’amble ou du roman éponyme de Heinrich von Kleist, alors que son image superbe tournées en extérieur dans les Cévennes et ses excellents acteurs, Mads Mikkelsen, Bruno Ganz et Denis Lavant en tête, justifient vraiment d’assister à ses deux heures.
**jusqu’à la fin du mois quelques bijoux du cinéma italien (en vost bien sûr):
-Le Voleur de Bicyclette de Vittorio de Sica (1949),
– Voyage en Italie de Roberto Rossellini (1954),
– Au nom du Peuple italien de Dino Risi (1971), avec Ugo Tognazzi et Vittorio Gassman remarquables,
-Larmes de Joie de Mario Monicelli (1961), avec Anna Magnani magnifique dans cette trahi-comédie.
***« Le cinéma (…) dérive d’une ancienne et populaire tradition de sorcellerie : c’est la manifestation contemporaine d’une longue histoire d’ombres, un ravissement de l’image qui bouge, une croyance en la magie… » in Seigneurs et nouvelles créatures de Jim Morrison (10/18 Christian Bourgois Editeur).