Le port fluvial de la Viguerie royale de Toulouse était situé sur la rive gauche de la Garonne qui desservait le quartier Saint Cyprien. Durant toute son histoire, celui-ci a accueilli des personnes issues de milieux modestes : pauvres, immigrés, malades, parias, tous étant rejetés du centre-ville : c’est ainsi que Saint-Cyprien devint un quartier populaire, au sens noble du terme, une terre d’asile. Mais la Rive Gauche possède un lourd handicap qui lui a causé de nombreux dégâts : elle est de dix mètres plus basse que sa voisine d’en face. Ainsi, lorsque la Garonne monte, elle déverse son trop plein dans le quartier de Saint-Cyprien ; les annales toulousaines ont gardé en mémoire de nombreuses catastrophes qui le transformèrent en un vaste marais urbain : dans cette mer intérieure, flottaient des bêtes noyées, des meubles emportés et même des maisons vagabondes. Depuis le XVIIe siècle, on dénombre plus de six inondations, qui à chaque fois ravagèrent les lieux. La dernière date de 1875 : elle emporta au passage le pont Saint-Pierre, l’eau monta jusqu’à quatre mètres de hauteur, faisant plusieurs centaines de victimes. Ce n’est qu’en 1955 que fut mise en place une importante protection qui permit enfin de contenir les eaux de la Garonne dans leur lit.
C’était désormais un lieu idéal pour y organiser des spectacles en plein-air avec comme mur de fond de scène la demi ellipse creusée dans les digues de briques au pied de l’Hôtel-Dieu au XVIIIe siècle, avec au-delà du fleuve les façades des quais de la rives droite, la promenade Henri-Martin (où j’imagine les dames sous leurs ombrelles et les messieurs à barbiche dont Jean Jaurès). Même si le Théâtre du Soleil de la grande Ariane Mnouchkine qui y avait mis en scène Les Atrides, la tragédie grecque, à l’invitation du Théâtre Sorano, il y a quelques années, s’y était mouillé les pieds (c’était en juin, il avait beaucoup plu, la moitié des représentations avait été annulée), le Nougaro des grands jours, accompagné par ses musiciens de haut-vol, swinguant les mots comme un rappeur avant l’heure, y a aussi incendié son public.
Le 27 juin 2009, l’esplanade du port Viguerie a été officiellement nommée quai de l’Exil-Républicain-Espagnol par la Mairie de Toulouse, en l’honneur des hommes et femmes qui ont fuit le régime franquiste et sont arrivés en nombre à Toulouse, comme dans toute la France, lors de la Retirada (retraite) de février 1939. Même s’ils furent accueillis comme des « parias », parqués comme des bêtes dans les futurs camps de concentration du régime de Vichy, collaborateur des Nazis (on l’oublie trop souvent, surtout en ce moment d’envolée de l’extrême droite dans les sondages). Malgré tout, ces « réfugiés » espagnols, comme les italiens (dont on parle moins, mais qui vinrent aussi en nombre dans notre région et qui mériteraient aussi un festival), se sont parfaitement intégrés et ont enrichi notre pays. Bon nombre de ces « ouvriers » étaient des gens très cultivés ; le soir, ils « faisaient les ramblas » et quand le temps était au beau, ils sortaient les chaises, parlaient d’art et de culture, jouaient aux cartes, rêvaient d’un retour en Espagne à la mort du tyran…
Depuis, tous les ans, le dernier samedi de juin, sur ce quai, un hommage festif perdure, le Festival Toulouse l’espagnole : je me souviens avec émotion des concerts de Paco Ibanez ou de Tomatito. Toujours sous la direction artistique éclairée de Vicente Pradal*, la 5e édition, va nous envoûter de ses voix féminines, après le Grand Bal Sévillan animé avec fougue par les Corraleras de Lebrija. Dans la foule bigarrée, dont certains s’essaient aussi à la danse, j’entends parler espagnol (castillan) bien sûr, mais aussi catalan, portugais, italien, anglais; et basque, si je ne me trompe. Je croise des belles dames en costumes flamencos sévillan, avec robes longues à volants multicolores, en « corps de guitare » qui met en évidence la grande beauté féminine: grands décolletés, cheveux remontés en chignon pour mettre en valeur la sveltesse du cou et fleurs de couleurs, costume moulant qui s’élargit au niveau des hanches, châles, bracelets, peignes… C’est déjà la fiesta dans le public déjà nombreux. L’ambiance est chaleureuse, conviviale et partageuse, comme il se doit dans la tradition occitane, moins alcoolisée et sans agressivité comme la Fête de la Musique (qui a battu cette année les records d’incivilités) il faut le souligner; et même si plus tard dans la soirée, il y aura « a bisto de nas », à vue de nez, plus de 4000 personnes (6000 en fait) !
A l’heure dite, une nouvelle version des « Canciones Populares Españolas », ces chansons populaires espagnoles «classiques», souvent chantées en chœur par les Espagnols, unissant un peuple républicain qui a beaucoup souffert mais n’a jamais abdiqué sa culture. Ce titre me rappelle le beau disque « Memento » de la chanteuse Servane Solana et du guitariste Gilbert Clamens, rendant un hommage sobre et émouvant à Federico Garcia Lorca et Manuel de Falla qui les ont collecté et arrangé (Vicente Pradal les avait d‘ailleurs rejoint pour des dates en trio, avant de les inviter dans ses mémorables créations : «Pelleas y Melisanda», « Vendra de noche » et « Divan del tamarit »).
Le saxophoniste ténor Jean-Marc Padovani** a pour l’occasion écrit des arrangements subtils, avec une touche jazzy, tout en respectant totalement les compositions de la tradition populaire. Il les a orchestrées pour l’Orchestre de Chambre de Toulouse***, en travaillant sur les harmonies entre le Blues et le Cante jondo, le chant primitif andalou****. On sent que ce musicien plutôt attiré par le Jazz aime les métissages, lui qui a déjà collaboré avec des chanteuses talentueuses, telles que Carmen Linarez, Esperanza Fernandez, ou encore avec Philippe Léogé (pour le très beau Chant de la Terre de Déodat de Séverac).
Quand à l’Orchestre de Chambre de Toulouse, complété par le percussionniste Pascal Rollando, il est lui aussi tout à fait à sa place, car il a su ouvrir, dans la ville rose, son répertoire éclectique à toute sortes d’influences, y compris « la corne qui pousse », de Pablo de Sarasate à Bernardo Sandoval en passant par Joaquim Rodrigo.
De « Los quatros muleros » à « Anda jaleo », en passant par Los Reyes de la Baraja, aux pizzicato envoutants, et le déchirant « Tonà y martinete », un des chants les plus anciens du flamenco, ces chansons populaires sont chantées ce soir par une toute jeune femme : Paloma Pradal. A l’entendre, on se demande s’il y a une hérédité artistique, et si le talent en fait partie : elle a fait son premier concert à 13 ans avec le percussionniste Laurent Paris et la chanteuse Servane Solana justement, pour le 75ème anniversaire de la IIème République espagnole ; à 16 ans, elle a aussi dansé et chanté à la Comédie Française dans Yerma, une magistrale création de son père sur la pièce de Lorca. Eugénie Ursch, violoncelliste et chanteuse toulousaine, a fait appel à elle pour chanter au sein de Vocelli, un ensemble composé de six voix de femmes, trois violoncelles et d’un percussionniste. Depuis 2 ans, elle suit à Paris les cours de chant de Martina Catella à l’école des Globe-Trotters ; et bien sûr, elle se produit avec son père et son frère dans le récital « Herencia ».
Mais surtout, elle n’a rien oublié, grâce à sa grand-mère et son père de ses racines :« je n’ai pas connu mon grand-père immigré mais j’ai compris par ma famille ce qu’était la douleur d’être arraché à son pays. Nous nous devons donc de défendre les morts mais aussi d’en être digne et de faire face aux difficultés. Comme je suis à moitié gitane par ma mère, j’ai aussi le devoir de mémoire de ce peuple qui continue encore d’être persécuté. Je m’exprime donc avec tout un passé qui coule dans mes veines et j’essaye de lui faire honneur ».
Elle interprète avec justesse et tendresse ce répertoire qui a bercé son enfance, ce « bouche à oreille » culturel; même si, parfaitement consciente de sa grande responsabilité, elle ne se laisse pas totalement aller à sa fougue gitane: souhaitons que d’autres représentations soient programmées, car elle pourra alors donner la pleine mesure de son formidable potentiel. Mais je crois que sa retenue de ce soir, quelque peu « castillane », n’aurait pas été désavouée par Manuel de Falla, pourtant andalou, dont la force résidait précisément dans la sobriété apparente.
En fin de soirée, après une trop longue attente pour un grand nombre d’aficionados, la chanteuse espagnole de renommée internationale, Concha Buika (Maria Concepción Balboa Buika), nous offre un récital de chansons et boléros endiablés. Accompagnée d’Ivàn « Melon » Lewis, un pianiste qui lui aussi aime le Jazz comme le Blues, (et cela se sent d’entrée), et du percussionniste Ramòn Porrina y Piraña, dans une belle robe de lamé qui fait ressortir sa carnation « africaine », elle fait penser aux divas du jazz et de la soul, avec sa voix éraillée.
Née à Palma de Majorque, elle aussi est fille de réfugiés politiques de Guinée équatoriale (ancienne colonie espagnole), abandonnée par son père, élevée par sa mère dans le quartier des prostituées et des toxicomanes, son enfance n’a rien d’une sinécure, mais elle n’a rien oublié de ses racines comme en témoignent les noms tribaux de ses ancêtres africains tatoués sur son bras, et c’est dans le quartier gitan qu’elle trouvera sa voix et sa voie : elle y a compris qu’« un artiste n’est pas celui qui chante ou peint, mais celui qui fait de sa vie un art » et que « la qualité de la musique ne dépend pas de la voix, mais de l’histoire qu’elle véhicule… que toutes les voix sont belles si elles disent des sentiments ». « Sa voix vient des tripes », comme le dit un de mes voisins ; ses mélismes font merveille en se fondant avec son duende : elle porte bien son surnom de « Niña de Fuego » !
Seuls bémols, la sonorisation, qui a déjà desservi par moments Paloma Pradal, reste « lointaine » quand on n’est pas devant la scène, le vent d’été qui souffle par bouffées jouant à étouffer les pianissimi et à exacerber les forti ; et le nombre de chaises insuffisantes pour des personnes qui ne peuvent pas rester debout plus de deux heures d’affilée (comme moi).
Mais il faut souligner que ce Festival Toulouse l’Espagnole (offert gracieusement à tous) est une réussite indubitable à mettre à l’actif de la municipalité de Toulouse, souvent critiquée sur d’autres terrains, y compris culturels. Et ne pas oublier de saluer son maitre d’œuvre, qui a fait preuve une fois de plus de toute sa légitimité dans ce rôle, historique autant qu’artistique.
Quand on sait que beaucoup de poètes et de musiciens qui fuyaient la répression franquiste se sont cachés dans les quartiers gitans où ils ont écrit de sublimes textes flamenco qui survolent le temps, ce soir, c’est vraiment la fête de la mémoire républicaine conjuguée au présent avec le talent : car le Flamenco, comme le Blues, appartient à quiconque veut le ressentir et le vivre. Alors, réjouissons-nous, comme nous y a invité Vicente Pradal : Anda, jaleo, Allons, applaudissons !
samedi 29 juin 2013
Elrik Fabre-Maigné
*** www.orchestredechambredetoulouse.fr/
**** Chant andalou ancestral portant la marque des Arabes, qui se maintinrent en Andalousie jusqu’à la capitulation de Boabdil en 1492.
Il se fonde sur la richesse modale des gammes antiques, sur les mélismes liturgiques byzantins et sur un ambitus mélodique étroit, ne dépassant pas la sixte. Là où le texte suggère la passion, sa mélopée laisse place à une riche ornementation improvisée. Se souvenant des vocalises du muezzin, le cante jondo privilégie l’usage réitéré et obsédant d’une même note accompagnée d’appoggiatures inférieures ou supérieures. Sans perdre son caractère hiératique et tragique, il a été influencé dans son évolution par le chant des gitans, qui s’établirent dans la région de Grenade au xve siècle, et s’est dès lors exprimé à travers des formes toutes liées à l’idée de tristesse poignante, d’accablante fatalité : la seguiriya gitana, au rythme et à l’intonation très libres ; la soleá, chant de l’absence, de l’abandon ; le martinete, que les forgerons gitans rythmaient de leurs coups de marteau.
Confondu à tort avec le flamenco, contaminé par des formes plus extérieures et plus spectaculaires, ce genre s’était édulcoré et se mourait lorsque le Centre artistique de Grenade organisa en 1922 un concours de cante jondo. Federico García Lorca et Manuel de Falla furent étroitement associés à l’organisation de ce concours, et l’étude publiée par Falla à cette occasion joua un rôle décisif dans la restauration du cante jondo authentique.
Article est extrait de l’ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».