Krystian Zimerman
Concert Grands Interprètes du 18 juin 2013
Debussy : Estampes
Brahms : sonate n° 2
Debussy : 6 Préludes
Szymanowski : 3 préludes, Variations sur un thème populaire polonais
Krystian Zimerman est l’un des plus fascinants grands pianistes actuels. Ombrageux, méticuleux, il sait se faire rare, et n’aime pas fréquenter les salles d’enregistrement, reniant souvent ses anciens disques qu’il fait retirer du marché.
Il ne pourrait être comparé qu’à Arturo Benedetti- Michelangeli ou Keith Jarrett dans un autre genre. Sauf que lui n’aime pas les voitures de course et les bruyants orgasmes au piano. Mais il est aussi rare et annule autant de concerts. Aussi grâce aux Grands Interprètes nous avons pu vivre un moment de légende qui pourrait bien ne plus jamais se reproduire.
D’ Arturo Benedetti- Michelangeli il possède la merveilleuse limpidité perlée de son jeu de piano et aussi ses exigences. Il ne se déplace plus en concert qu’avec son propre piano, et il n’est pas rare de le voir changer lui-même de clavier entre les morceaux, suivant la sonorité dont il désire nimber les compositeurs qu’il joue et exalte.
Ce ne sont pas caprices de diva, mais une dévotion quasi monacale à la musique. Il déteste les effets de manche pianistique, et se sert de sa renommée pour faire connaître les compositeurs de son pays natal, la Pologne.
Et pas que Chopin, mais aussi Grazyna Bacewicz, Witold Lutoslawski et aussi le trop méconnu en France Karol Szymanowski, dont pourtant vient de s’enticher Pierre Boulez.
Capable de sortir de scène si une sonnerie intempestive de téléphone, ou une captation sauvage survient, il est en fait intègre et respectueux de la musique qu’il ne veut pas laisser profaner, comme Keith Jarrett, lors de ses concerts. Il attend du public presque la même concentration qu’il s’impose. Ce prince noir avec ses cheveux blancs voue une adoration à la musique et à son piano.
D’ailleurs quand il saluera à la fin du concert, sans daigner accorder le moindre bis, il viendra saluer son piano.
Ce piano, accordé par ses soins, ne sonne pas comme un Steinway habituel, et il est accentué dans l’aigu et les graves, au détriment du médium. Il semble d’ailleurs ferrailler un peu dans l’acoustique de la Halle aux Grains.
Krystian Zimerman avait pour se concert soulevé à moitié le couvercle de son cher piano, et laisser à nu la table d’harmonie, pour obtenir un son complexe et subtil.
Obligé d’annuler son concert Debussy le 21 septembre 2012 à la Halle aux Grains, pour des raisons de santé, il est revenu donner un concert exceptionnel de qualité le 18 juin. Ce concert aura été contrarié par l’orage qui a bloqué le métro, comme pour signifier à Krystian Zimerman que les dieux sont jaloux.
Il en a modifié le programme au dernier moment, préférant inverser l’ordre des morceaux et substituer à Beethoven, 6 Préludes de Debussy. Ce choix fut bienheureux, car il est actuellement l’interprète idéal pour ce compositeur, et ne pas jouer la fracassante 30éme sonate de Beethoven lui aura sans doute éviter de changer de clavier, comme d’habitude.
C’est dans les 6 préludes du premier livre de Debussy que la magie de son toucher, la poésie de son jeu, le transporte en lévitation et transporte l’auditeur en témoin d’un geste sacral.
Commencer un concert par les Estampes de Debussy est une gageure. Les trois morceaux – Pagodes, La soirée dans Grenade, Jardins sous la pluie– ne sonnaient pas avec un exotisme de pacotille, mais sous les doigts de Krystian Zimerman, comme autant de moments suspendus, avec un son liquide, presque insaisissable, avec de longues résonances. Sans mièvrerie, sans espagnolade, ou atmosphère balinaise, Krystian Zimerman caresse, griffe, enchante avec des pianissimi incroyables. Il joue avec une partition qu’il consultera surtout pour les autres pièces. Il sculpte le son, les affects, les mirages sonores.
Nous sommes devant un maître des sons et des silences, un enchanteur du clavier.
Dans l’œuvre de jeunesse qu’est la sonate numéro 2 opus 2, de Brahms,
tout imprégnée des embruns et des légendes de la Mer du Nord, on attendait notre pianiste éthéré. Dans ces quatre mouvements, il aura su être romantique et torturé.
Allegro non troppo, ma energico
Andante con espressione
Scherzo: Allegro — Poco più moderato
Finale: Sostenuto — Allegro non troppo e rubato — Molto sostenuto
Certes toute la fougue d’un Brahms de vingt ans n’apparait pas toujours avec impétuosité, mais Krystian Zimerman choisit l’intériorité et dans le deuxième mouvement, basé sur un chant qui parle de douleur, il sait faire retentir comme un glas, et atteint l’indicible.
Le scherzo semble une ballade, comme Brahms va en écrire un an plus tard.
Le final sonne parfois sous ses doigts comme du Liszt.
Jouer en public cette sonate est fort rare, merci à Krystian Zimerman.
Dans ces six Préludes de Debussy, choisis pour mettre en lumière son art poétique et les contrastes de la musique, il a retenu :
Voiles : Modéré
La sérénade interrompue : Modérément animé
Des pas sur la neige : Triste et lent
La fille aux cheveux de lin : Très calme et doucement expressif
La cathédrale engloutie : Profondément calme
Ce qu’a vu le vent d’ouest : Animé et tumultueux
Et il nous rappelle qu’il grava la plus magistrale intégrale des Préludes de Debussy il ya quelque temps déjà. La magie est toujours là, prenante, enivrante, et ce toucher irréel aurait comblé Debussy lui-même.
Les notes tombent de ses doigts comme des gouttes de pluie, comme « des pas sur la neige ». Nous assistons médusés à une cérémonie de l’indicible. Et quand il le faut, il semblerait qu’un chat saute sur les touches. Décidément un poète parle. Et dans la Cathédrale engloutie, on touche aux abîmes du temps.
Ce qui est frappant quand on voit jouer Krystian Zimerman c’est son extrême concentration, aussi les applaudissements intempestifs entre les morceaux semblent l’agacer prodigieusement, mais au moins aucun portable n’a sonné.
Polonais jusqu’à la moelle, mais sans y vivre depuis trente ans, il a voulu nous faire découvrir des œuvres de Karol Szymanowski (1882-1937), l’autre grand composteur romantique polonais. Mais pour une approche il n’a pas voulu jouer les morceaux complexes comme Métopes ou Masques, mais des pièces de jeunesse où l’originalité de ce compositeur n’apparait pas encore de manière éclatante. Ses préludes de son opus 1 sonnent entre Chopin et Rachmaninov. Cela est délicieux.
Les Variations opus 10 sont moins fascinantes, un peu longues et bavardes, avec de beaux passages mélancoliques et une fugue improbable en plein milieu.
« Il faut jouer comme si la vie en dépendait » déclare Krystian Zimerman, qui à chaque concert le prouve. A 57 ans il va vers l’essentiel et nous y entraîne.
Gil Pressnitzer