La famille, réunion imposée de personnes qui ne s’entendent pas.
Le ciel est bleu, les oiseaux chantent, la petite maison Lepic est proprette. Sauf que la perspective est dérangeante et qu’une fenêtre part de travers. L’enfer se cache sous les décors.
Pieds poussiéreux, tignasse en bataille, Poil de Carotte manie la houe comme la haine, arrache la mauvaise herbe comme il voudrait s’arracher de la mauvaise mère. Cette « mère » qui n’aime pas son fils, lui impose les corvées, lui interdit d’aller à la chasse avec son père, lui flanque des gifles, l’humilie. Qui trouve en l’enfant l’objet idéal pour exercer son autorité. Le père est impuissant, résigné, ne veut pas voir. Presque complice. Tout le monde ne peut pas être orphelin. Cependant, contrairement au roman, l’équilibre sadique va être perturbé par l’intervention impertinente de la petite servante, qui osera dire.
Délia Espinat-Dief, tout en moues de petite fille et regards froncés, a l’impertinence un peu surjouée, on l’a préférée en Agnès et en Georgette-balai.
On l’avait aperçu en petit Astyanax dans les jupes de sa mère (Andromaque, 2008). Plus récemment en gars du village hilare (Knock, 2011) puis en laquais servant l’infusion à Chrysale (Les Femmes savantes, 2012). À treize ans et demi, Robin Azéma tient aujourd’hui le premier rôle et « porte la pièce pendant plus d’une heure sans sortir de scène » [1]. La diction précise, le regard expressif, il donne une interprétation juste, très fine, confondante de naturel et de sobriété, de cet enfant qui hait mais résiste, puis découvre son père comme compagnon de malheur. À peine distingue-t-on les traces de quelques gestes et accents de cours de récré de collège. Et ça et là, on retrouve avec tendresse et amusement des intonations, des expressions de visage, de la mère et du père. Ceux de la vraie vie.
Francis Azéma, en cheveux et barbe, est ce père bourru, taciturne, qui masque ses sentiments derrière l’ironie. Un de ces hommes faibles pour qui rien ne doit changer, même quand le pire est là. Et moi, crois-tu donc que je l’aime ? dit-il soudain, très vite. C’est presque incompréhensible. Il doit le répéter. La révélation, la libération, péripétie qui ouvre un très émouvant dialogue, le père accouchant du fils et le fils du père. Le père accouchant de ses propres manquements. L’amour enfin exprimé.
Le dialogue mère-fils n’aura pas lieu. Un long regard, mais pas de mots. Plus tard, peut-être, jamais, sûrement. Corinne Mariotto, engoncée dans la dentelle de son col et les remparts gris de sa robe, casque de cheveux en chignon austère, masque d’yeux charbonnés et de lèvres noires, est une apparition terrifiante à la petite fenêtre de travers. Une femme qui a fait elle-même son malheur, qui ne veut ni ne sait aimer, ni se faire aimer. Une femme très seule, qui finit par pleurer, forte image finale.
Il faut certainement beaucoup d’amour et de confiance à un trio père-mère-fils pour jouer un autre trio, dérangeant, terrible. La pièce, son interprétation, touchent au plus profond tous les Poil de Carotte de l’assistance.
Gestes et regards furtifs aux saluts : Francis, lui, est fier de son fils.
[1] Francis Azéma, Le Brigadier # 4, mars-avril 2013
Théâtre du Pavé, 23 avril 2013
Une chronique de Una Furtiva Lagrima.