C’est l’affluence des grands jours dans la Salle Bleue de l’Espace Croix-Baragnon : je me croirais revenu dans les années 70 et 80, lors des belles soirées où Maryvonne Marco invitait les musiques du monde quand ce n’était pas encore à la mode. Athualpa Yupanqui, le poète argentin, le barde kurde non-voyant Témo, le canadien enchanté Gilles Vignault, la belle portugaise Teresa Salgueiro avec Madredeus, et le duende de Vicente Pradal avant qu’il ne prenne son envol ; sans oublier la formidable Nuova Compagnia di Cante Popolare, emmenée par Fausta Vetere et Roberto de Simone.
Les 3 femmes à l’origine d’Assurd*, Lorella Monti, Cristina Vetrone, Enza Prestia, sont originaires comme ces derniers de la Bella Napoli ; Enza Pagliata, qui les a rejoint en 1999, est une voisine originaire du Salento, le talon de la botte italienne, l’extrémité sud-est de la région des Pouilles. Et la Salle bleue est l’écrin idéal pour leurs harmonies vocales colorées et chaleureuses.
Pour leur humour aussi : il y a une majorité de femmes et les hommes en prennent pour leur grade ! Sur scène, ces belle donne, ces belles femmes, chacune dans un style différent, sont entrainées par l’accordéon diatonique de Cristina Vetrone, qui nous raconte les thèmes des chansons dans un mélange de français, d’espagnol et d’italien, bien représentatif du brassage ethnique dont elles sont issues (elle pourrait ajouter le normand et l’arabe).
De leur origine, les Assurd ont repris, entre autres, les « Tammurriates » (chants et danses de la tradition napolitaine), les « pizziches » (danses traditionnelles piquantes du Salento et du Taranto pugliese), « les tarentelles » (ces danses d’exorcisme de la misère assimilée à une tarentule, une araignée venimeuse), les chansons de protestation liés au monde du travail et de l’émigration, et les sérénades amoureuses.
Et l’on s’émeut du « bateau de l’épouse » qui l’emmène vers l’inconnu d’un mariage par procuration, on partage leur fierté de la tante émigrée à New York qui est devenue la plus célèbre pâtissière de la 5° avenue, on rit du « miracolo » de l’enfant très noir né après le départ des Gis afro-américains libérateurs qui distribuaient du chocolat, on soupire de ces amours commencés dans les chansons et les danses qui finissent dans les larmes et la peine.
Au fil des ans et des ajouts, elles ont élargi et enrichi ce répertoire de compositions originales, mais leurs arrangements respectent toujours la tradition. Allègres et guillerettes, elles impulsent gaillardement un rythme d’enfer par l’utilisation d’instruments traditionnels, comme les castagnettes et les « tammorras », ces tambourins sur cadre. J’ai l’impression de me retrouver dans ces fêtes paysannes ancestrales où « l’anima latina », l’âme latine, a longtemps survécu par la transmission orale.
Mais c’est surtout les voix qui font leur originalité, toutes différentes et pourtant unies dans une polyphonie vocale unique, en solo, duo, trio et quatuor, chacune de ces femmes apportant sa note distinctive. Je me fais gronder par ma voisine quand je fredonne avec elles, « Pizzica », un air reconnu dans le répertoire de la Nuova Compagnia ; mais heureusement bientôt elles nous font chanter avec elles.
Même si les hommes sont joyeusement chahutés, ils n’ont pas de quoi bouder leur plaisir.
Non seulement elles bougent bien sur scène, mais en plus elles sont « birichine », coquines, parlant « d’immigration amoureuse » entre le Sud et le Nord (comme mon cher Francis Bébey** dans une de ses irrésistibles chansons d’humour africain du disque Paris Dougou), apostrophant les régisseurs pour « qu’ils coupent le chauffage, car elles n’en ont pas besoin pour mettre la chaleur dans la salle », elles se moquent gentiment en nous proposant de rester jusqu’au départ de leur avion pour nous faire lever de nos sièges. Et c’est vrai que j’ai bien du mal à ne pas me dresser pour danser, et je ne m’étonne pas qu’elles se soient embarquées dans un tour du monde avec « Cantata », chorégraphie de Mauro Bigonzetti pour les plus grands ballets du monde !
Je ne m’étonne pas non plus qu’elles aient collaboré avec la Nuova Compagnia bien sûr, mais aussi avec Giovanna Marini, Daniele Sepe, l’Art Ensemble de Chicago, ou le Cor de la Plana…
Alors ne vous demandez plus ce que veut dire Assurd, par ailleurs intraduisible en français : tout à la fois, assorties, assurées, absurde comme l’exploitation des femmes par les hommes pendant des siècles et des populations du Sud par celle du Nord (qui perdurent hélas dans certaines théocraties), mais surtout azurées comme ces petits papillons aux ailes bleutées et diaphanes, comme leur cœur de femmes et de musiciennes…
Si vous les avez ratées à Toulouse, vous pouvez toujours écouter leur disque « Musiche per cantata » (Animamundi). Et si vous les croisez sur la route***, n’hésitez pas : allez les saluer de ma part ; vous pourrez dire après comme Goethe, « voir Naples et puis mourir ».
Elrik Fabre-Maigné
15-III-2013