Les Criminels de Ferdinand Bruckner au TNT
Mise en scène Richard Brunel, nouvelle traduction Laurent Muhleisen
et dramaturgie de Catherine-Ailloud-Nicolas
Avec : Cécile Bournay, Angélique Clairand, Clément Clavel, Murielle Colvez, Claude Duparfait, François Font, Mathieu Genet, Damien Houssier, Marie Kauffmann, Martin Kipfer, Valérie Larroque, Sava Lolov, Gilbert Morel, Claire Rappin, Laurence Roy, Thibault Vinçon
Production : La Comédie de Valence
La pièce « Les Criminels », presque inconnue en France, de Ferdinand Bruckner (1891-1958), écrivain autrichien de son vrai nom Theodor Tagger, plus célèbre en son temps que Berthold Brecht, a été écrite en 1928.
Elle reste d’une actualité brûlante, étonnante, en posant les rapports incestueux entre la justice et la société, et elle brasse à la fois des éléments de psychanalyse, de montée des périls lors de la République de Weimar, de destins personnels écrasés par le destin, et de la question de l’innocence et de la culpabilité de chacun.
Elle est une sorte de Comédie de la fin du monde glaçante sous la république de Weimar.
Parfois on croirait entendre les accents de Roland Badinter sur la peine de mort. Et les personnages nombreux peuplant un seul immeuble, ou tout le monde écoute tout le monde, sont plus hantés par la recherche et le besoin pressant de l’argent que par ceux de l’amour. Et les « crimes » des pauvres ou des futurs réprouvés vont du vol, au crime, en passant par l’homosexualité, honte sociale à cette époque, les mères porteuses, et l’infanticide très présent. Dans une vaste fresque philosophique, psychologique, aux nombreux personnages, l’auteur, sans aucun misérabilisme, montre la machine à broyer de la société, qui protège les puissants et les cyniques, et broie les autres.
La longue, trop longue, scène du tribunal est un moment loufoque, mais qui mêlant témoins et accusés se termine sur une condamnation à mort d’un innocent. Ainsi se pose la question qui est criminel, l’individu écrasé ou la société écrasante
Le rythme, quasi cinématographique de cette pièce avec ses montages brutaux, ses petites scènes, nous faisant aller d’un personnage à l’autre, d’un appartement à l’autre, aux profondeurs et aux peurs de chacun, est haletant et angoissant, avec ses passages de dérision.
Trois actes scandent cette descente aux compromissions. Le premier acte se termine brusquement par un crime alors qu’il semblait être une suite de vaudeville entre jalousie, sexe et argent.
Le deuxième acte, le plus faible, montre un tribunal avec quatre procès simultanés, où la justice est interrogée, ridiculisée, mais triomphante dans ses propres crimes.
Le troisième acte montre l’état des lieux après la catastrophe judiciaire et va amener un suicide, l’arrestation de l’homosexuel presque délivré de son remords, le triomphe des salauds
La traduction nouvelle de Laurent Muhleisen accentue par sa nervosité le caractère épique de cette « vie des marionnettes », de cette tranche d’humanité sans espérance, d’où éclora, « l’œuf du serpent », la peste brune nazie. La langue fort directe de Bruckner est bien rendue. Il le fallait, car le texte est parfois lourdement didactique et bavard, sans jamais vouloir être par trop moralisateur. Cette pièce qui connut un succès phénoménal à sa création, qui fut reprise en France par Georges Pitoëff dans les années trente, sombra ensuite dans l’oubli. Il appartenait au jeune directeur de la Comédie de Valence, Richard Brunel de la ressusciter et de nous la rendre pleinement contemporaine.
Ces « criminels » aux yeux de l’ordre établi sont rendus par une dynamique écriture théâtrale polyphonique, par un dispositif théâtral ingénieux et efficace fait de trois plateaux tournants merveilleusement bien synchronisés, et qui restituent la vie en coupe d’un immeuble de trois étages, par une série de scènes tournantes, comme les tables tournantes des spirites, faisant passer d’un lieu à l’autre, d’une âme à l’autre. Cette vie et ce destin scrutés au scalpel dans cette intimité impossible des habitants, car « aucun épais rideau aux fenêtres » ne peut les cacher des autres et des juges et de leur propre médiocrité. Le plafond des consciences est soulevé et le choral des petitesses ou des angoisses peut s’élever.
Pour cela il fallait qu’une troupe de quinze comédiens donne corps à chacun qui court après le sexe, l’argent, l’anéantissement.
Richard Brunel dit qu’il voulait faire une sorte de Dogville en référence au film danois de Lars von Trier, où l’on passait d’un lieu à l’autre par simples balises. Sa mise en scène est très cinématographique et percutante, Il a retenu une bande-son efficace mêlant Gyorgy Ligeti et Morton Feldman, et accentuant l’enfermement des personnages.
Le voyage des comédiens dans ses méandres d’humanité et sa promiscuité étouffante est superbe, habité, tout au long de ses trois actes.
Il est injuste de détacher certains comédiens des autres et pourtant il faut signaler les performances dans les rôles du chômeur-gentleman et du flamboyant idiot au tribunal, aussi bête de sexe, Gustav, le parfait Claude Duparfait, dans celui sa compagne qui se suicidera non pas par remords, mais par lassitude de vivre la bouleversante Angélique Clairand dans le rôle de la cuisinière, perclus de jalousie, Ernestine. Mais aussi dans cette galerie de portraits riche et , minés par le mal de vivre, et la culpabilité qui fait que l’on ne sait plus si on est criminel ou pas, il y a Frank l’homosexuel honteux (Mathieu Genet), et le très inquiétant Ottfried (Damien Houssier), merveilleux entremetteur du mal, Josef (Sava Lolov), cynique triomphant et détrousseur de bonnes.
Et tous ces habitants d’un seul immeuble vont vers sans relâche vers le chaos et leurs mensonges, et tous les faibles seront écrasés.
Dans ce tourbillon effréné des destins, il fallait une virtuosité dramatique hors pair pour suivre cette ronde du désespoir. Ce fut le cas.
Et puis entre gros plans et plans larges, chaque secret est scruté, comme celui de la cassette de Frau von Wieg, qui se saigne pour ses enfants qui lui mentent et la trahissent.
La morale, car il y en a une quand même est donné dans la dernière réplique de la pièce :
« Qu’est-ce que le procureur face à l’accusateur qui est en nous ? Aussi longtemps que notre moi ne pourra pas dire non, la menace du non de l’État n’aura aucun effet et n’empêchera aucun de ses actes que nous appelons crimes. Mais nous sommes trop faibles pour que notre moi puisse dire non, parce que nous sommes humains, que nous errons sans boussole, indécis…Nous ne pouvons pas lui échapper, car ses chaînes sont en nous. Mais nous pouvons la combattre sans relâche, et ainsi reconquérir notre âme. Je travaillerai sans relâche, Je ne désespérerai pas. Ces huit années finiront par passer, tout, tout, continue. »
Certes, mais cinq ans seulement après Hitler arrivait au pouvoir et Bruckner, de père juif, devait s’exiler pour longtemps et ses livres seront brûlés.
Gil Pressnitzer