La Poussière du temps, film de Théo Angelopoulos
Avec Willem Dafoe, Bruno Ganz, Michel Piccoli et Irène Jacob
Enfin sort en France La poussière et le temps, œuvre testamentaire de Theo Angelopoulos, disparu le 24 janvier 2012 ; en plein tournage de son film L’Autre mer, qu’il présentait comme le dernier volet d’une trilogie, et qui voulait témoigner sur la crise financière et la faillite de la Grèce. Il était âgé de 76 ans, toujours aussi amer, aussi exilé en lui-même, aussi apatride au monde.
Il nous reste une heure de son dernier film, mais heureusement la totalité de La poussière et le temps, tourné en 2008, et qui avait été présenté au Festival de Berlin en 2009 en recevant, comme la plupart de ses films, un accueil mitigé. Le voici enfin sur les écrans de l’ABC, et on peut saisir mieux l’importance de ce metteur en scène tourmenté, qui nous aura donné Le Voyage des comédiens en 1975 L’Éternité et un jour qui remporta la palme d’or à Cannes en 1998, Le Pas suspendu de la Cigogne, Paysage dans le brouillard, et l’extraordinaire L’apiculteur avec Marcello Mastroianni.
Angelopoulos a dû monter une étrange coproduction russe, grecque, italienne, allemande, française, américaine, mais si certains de ses acteurs lui ont sans doute été imposés, comme William Defoe, qui semble totalement perdu dans ce film.
Angelopoulos a pu retenir Irène Jacob, Bruno Ganz, et étrangement Michel Piccoli qui traverse ce film comme un fantôme. Lui qui joue d’ailleurs le fantôme de Spyros, l’un des doubles d’Angelopoulos, avec le rôle du metteur en scène, et que nous n’avions vu presque que de dos jusqu’alors.
C’est la fidèle et remarquable Eleni Karaindrou qui réalise, comme pour la plupart des autres films d’Angelopoulous, la bande-son. Aussi il ne faut pas s’étonner que toutes les héroïnes femmes du film s’appelle Eleni.
La poussière et le temps est le deuxième volet d’un triptyque après Eleni (2004) et avant L’autre Mer (2012), inachevé.
« Il s’agit d’une trilogie sur les rêves brisés et il constitua une aventure incroyable à travers les continents et les crises du siècle. » (Angelopoulos)
Ce film sur les frontières, sur la mémoire, sur les barrières mentales entre les gens, est dont forcement une quête entre doutes, mélancolies, perte de toute espérance. Ce film est une errance et doit être accepté comme tel. Le cœur de ce film est toujours et encore l’exil et aussi la blessure profonde de la disparition des idéaux.
Le tragique pour lui est bien la mort des espérances.
Ce film, comme dans la plupart des autres films d’Angelopoulos, et qui aurait dû s’appeler L’utopie de la troisième aile de l’ange, raconte par de nombreux aller-retour, à la fois une histoire d’amour et une quête d’identité, ensevelie sous la poussière du temps, sur le poids irrémédiable de l’exil, géographique et humain. Que ce soit les errances dans les studios de Cinecitta, les camps en Sibérie, les neiges du Canada, les États-Unis, et enfin le Berlin violent où se dénoue l’impossibilité de dialogues entre les êtres : entre les rapports très autobiographiques du père et la fille, de la fin de la trajectoire du juif allemand Jacob, compagnon d’Ireni en attendant le retour de son seul amour Spyros. C’est le récit morcelé des fins des utopies communistes, dont fut victime le père d’Angelopoulos non communiste, tué par son cousin communiste pendant la guerre civile, et la séquence parmi les statues mises à bas de Staline, et avec un orgue miraculeusement en état de marche et qui se souvient de Bach.
Mais aussi l’annonce de sa mort qui pétrifie toute une ville, prise entre délivrance et douleur.
Angelopoulos a voulu embrasser toute l’histoire du XXème siècle dans ce film, et aussi croiser les destinées humaines et le fossé entre les générations.
Projet ambitieux qui se perd un peu en route dans ce long film de plus de deux heures. Certaines séquences semblent vides ; le film dans le film à Rome, l’épisode canadien ou américain, la fugue de la fille Eleni… d’autres sont très fortes comme la séquence des retrouvailles dans le bus abandonné de Spyros et Eleni, la longue montée vers le camp en Sibérie, les mouvements du, peuple s’amassant en foule pour la nouvelle de la mort de Staline, la dernière promenade de Jacob près du fleuve à Berlin, les mains d’Eleni répandant l’amour et l’eau en gros plan, le squat de Berlin, le passage de la frontière autrichienne…
Tout ce film est labyrinthique « comme des échafaudages de rêves » où les paysages mentaux importent plus que les paysages géographiques.
Le flux et le reflux incessant entre passé et présent deviennent une marée de mémoire, parfois difficile à suivre.
Certes ce film n’est pas de loin le meilleur film d’Angelopoulos, bavard parfois pour justifier sa volonté de tout dire sur l’histoire et la politique en un seul film, tout en magnifiant l’absolu de l’amour. On perd vite le fil de la destinée sur le destin tragique de deux Grecs communistes pris dans le tragique de leur utopie communiste, et déportés en Sibérie alors qu’ils espéraient reconstruire leur vie en URSS, ainsi que le furent les républicains espagnols. Mais le destin individuel est enserré dans les destins de l’histoire.
Mais un film d’Angelopoulos, même un peu inabouti, et reprenant comme un radotage bien d’autres thèmes déjà traités par lui, avec ces moments où la tension s’enlise, son amertume pour le monde présent fait pour lui de violence et de drogue, loin des certitudes communistes, reste un grand moment de cinéma. Il faut, pour rendre hommage à ce grand metteur en scène, écartelé dans son histoire et sa géographie, tourmenté par le tragique, aller voir son film-testament, qui essaie désespérément de figer l’histoire et d’y trouver une morale.
Et comment oublier le regard de Bruno Ganz et celui d’Irène Jacob ?
Eleni et ses deux amours, Spyros retrouvé aux États-Unis jouant du piano face à la baie vitrée où elle apparaîtra, et Jacob, son ami du goulag, son éternel amoureux jusqu’à la mort.
La poussière et le temps demeure en nous comme ses plans où Eleni court sur la neige, où son nom est crié dans le vide en écho à toutes nos solitudes. Et la fin du film est un immense mouvement de caméra, niant la mort d’Eleni, pour lui redonner sa course au travers de la neige du temps. Avec ses longs plans-séquences circulaires, il fait basculer le temps sur sa pellicule, lentement, hypnotiquement. Il tamise le temps, l’encercle.
Ce film ne fut pas son adieu au cinéma, mais un adieu à ses utopies, à la troisième aile de l’ange qui aurait pu nous emporter hors de ce chaos et de cette folie actuelle, plus loin que le simple envol de deux ailes.
« Ne t’en va pas » crie encore et toujours Jacob à Eleni, on a presque envie de crier la même phrase à Théo Angelopoulos qui nous a quittés, souvent incompris, et toujours amer.
Gil Pressnitzer
Programmation du Cinéma ABC
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