Il en fallait du cran pour oser se lancer dans une telle aventure. Présenter la Symphonie de Mahler la plus autobiographique, celle que Bernstein vénérait au-dessus de tout et que certains chefs n’ont jamais osé aborder ; la Sixième symphonie de Mahler écrite à un moment unique dans sa vie, quant au sommet du bonheur, il a été habité par la conscience du destin tragique qui allait le laminer composant une musique douloureuse, âpre, sauvage.
Dès les premières mesures très agitées, Tugan Sokhiev donne un poids très dense à l’orchestre qui jamais ne changera de texture. Le premier mouvement en son entier est comme dominé par une sorte de méchanceté guerrière qui n’est pas vraiment allégée par les rares moments mystérieux. En particulier la phrase des flûtes n’ouvre pas un autre monde. Nous sommes dans une manière d’enfer que rien n’éclaire jamais. Les plans orchestraux sont tous surexposés, il y a bien peu de nuances, les cuivres sont très ouverts et les cordes ne leur cèdent en rien sur le plan de la puissance. Le même plein volume sonore proche de la saturation est demandé à toutes les familles d’instruments par un Tugan Sokhiev dont la direction fait penser à une forme de brutalité qui rappelle Chostakovitch. Les contrastes avec les cloches et les célestas n’ouvrent pas assez vers cette paix mystérieuse et lointaine que certains savent y mettre. L’orchestre est brillant et les cuivres tout particulièrement rutilent sans complexes.
L’Andante, curieusement mis en deuxième place, offre les moments les plus mahlériens de la soirée, mais trop fugacement. La tendresse a droit de cité après cet enfer et les solos du hautbois et surtout du cor sont admirables ; la recherche de tendresse des cordes également, pourtant la tristesse reprend ses droits et tout s’achève avec la prémonition d’une suite douloureuse.
Le Scherzo mis en troisième position au lieu de développer la charge guerrière du destin immédiatement à sa suite du premier allegro la reprend quasi à l’identique, ce qui nous replonge dans un univers lourd et malveillant.
Option personnelle pour un chef d’œuvre noir de douleur
L’interprétation ne permet pas la différenciation des plans sonores attendus et les riches nuances de dynamiques. Les couleurs sont presque ravéliennes et ont quelque chose de trop exotique. Le final est violent et prend la forme d’une course vers les abîmes. L’orchestre est sidérant de présence et de précision, mais quelque chose ne permet pas à la sonorité d’ensemble de prendre. Les timbres tous surexposés n’entretiennent pas les rapports grinçants que Mahler a forgés. Le volume sonore est trop massif ; la charge de violence trop constante, sans les répits ouvrant des franges vers l’autre monde rêvé, nous privant du contraste qui peut aggraver la sauvagerie du retour des thèmes mortifères. Ni les cloches lointaines n’annoncent cet ailleurs de rêve, ni les coups de marteau ne font mourir d’effroi. Et d’ailleurs où est le troisième coup de marteau sensé achever l’homme brisé par le destin ?
Les partis pris très personnels de Tugan Sokhiev sont courageux ; l’avenir lui permettra de revenir sur ce chef d’œuvre de douleur noire. L’Orchestre du Capitole très renouvelé va se renforcer en connaissance mutuelle et développer un son plus souple. Il a en tout cas fait preuve d’une endurance rare. La Symphonie n°6 » tragique » appelle donc un avenir passionnant à Toulouse.
Toulouse. La Halle-Aux-Grains, le 1er février 2013. Gustav Mahler (1860-1911) : Symphonie n°6 en la mineur, « Tragique ». Orchestre National du Capitole. Tugan Sokhiev, direction.