Après Billy Budd, Peter Grimes, Curlew River de Benjamin Britten (1903-1976), voici donc arrivant enfin jusqu’à Toulouse cet opéra-comique en trois actes du compositeur britannique, fable inspirée du Rosier de Madame Husson de Guy de Maupassant. Créé en 1947 à Glyndebourne, sans succès ! il attendra 1985 pour que la réussite soit au rendez-vous. Le librettiste Eric Crozier se charge de déplacer l’intrigue au début du XXè siècle et transpose l’esprit normand de la nouvelle de Maupassant dans le Suffolk, région natale de Britten. C’est 24 heures de la vie d’Albert.
B. Britten qui avait appris, grâce à la musique d’Henry Purcell (1659-1695), combien le chant dramatique pouvait être magnifique en langue anglaise, va connaître, immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, un succès international avec le premier de ses nombreux opéras, Peter Grimes (1945) donné sur la scène du Capitole il y a une dizaine d’années. Alors que cet opéra est encore soumis à un grand effectif orchestral d’influence romantique, avec son autre opéra Le Viol de Lucrèce (1946), il parvient à passer à une distribution plus proche de la musique de chambre, ce qui va servir de base au développement de son style atypique très personnel et tellement reconnaissable. Et Albert Herring entrera alors dans la catégorie plutôt confidentielle des opéras de chambre comiques. Il est censé être un pendant comique à Lucrèce et une réponse à Peter Grimes. Tandis que Grimes est dépeint comme une victime de la société, Herring devient le héros acclamé par les foules, sans qu’il n’ait rien fait pour le mériter.
Portée par une distribution anglophone dont la majorité des chanteurs est à découvrir sur la scène toulousaine, l’œuvre sera dirigée par David Cyrus fort apprécié comme chef pour la dernière Clémence de Titus au cours de la saison dernière. Elle doit être troussée comme un permanent éclat de rire, une sorte de vis comica virtuose et débridée, tout en brassant parodie, démesure, bouillonnement, tendresse et poésie. Le sujet, c’est vrai, a un certain piquant : faute de trouver une pure jeune fille pour être élue reine de Mai, les habitants d’une bourgade finissent par choisir le rejeton de l’épicière, timide, un peu l’idiot du village, et, en apparence du moins, chaste. Avec son habituelle pudeur, Britten a mis beaucoup de lui-même dans ce portrait d’un garçon vertueux par ignorance, tyrannisé par une mère possessive, à l’image exacte de la sienne propre.
Dans cette pochade trépidante et enjouée, le metteur en scène Richard Brunel saura tirer profit du sujet pour brosser une pittoresque galerie de portraits de notables confits en bonne moralité et en bêtise, ayant inspiré moult trouvailles comiques au compositeur, tous membres d’une société obtuse, médisante et pusillanime, hypocrite. Car, d’un point de vue général, il semble que dans la composition du livret, Britten tenait moins à dépeindre un personnage marginal qu’à mettre en évidence l’accentuation aigüe de moments latents de critique sociale, laissant ainsi le comique de sa musique les faire éclater au grand jour. Bien loin de brosser des stéréotypes, il prend soin de camper chaque personnage avec une précision extrême et une finesse de touche qui doivent faire mouche à chaque instant exigeant du chef et des interprètes une vitesse et une exactitude de réaction millimétrées, tant les petites formes souvent parodiques et fermées associées à chaque situation s’y enchevêtrent de façon complexe, resserrant l’impressionnant ressort dramatique de l’ouvrage. Une mise en scène donc, très délicate.
Le succès se trouve assuré surtout par l’effet théâtral permanent ressortant des techniques multiples de « détournement » ponctuant l’ouvrage (l’humour anglais ?). Comparable à la technique du parlando de l’opéra buffa, le discours est sous forme d’un chant récité à la rythmique libre. Il peut se développer aussi dans des ensembles que Britten a voulu artificiellement exagérés. L’œuvre se trouve truffée de références que l’on peut s’amuser à repérer. Ne pas manquer celle du motif du philtre d’amour de Tristan et Isolde de Richard Wagner, qui prend toute sa signification lorsque les jeunes filles mélangent le rhum à l’orangeade d’Albert !
De manipulé, moqué par son entourage, Albert, devenu le “roi de Mai“, un brin alcoolisé, et après une nuit au contenu mystérieux, va changer de statut. Il sera respecté et par les villageois, et par… sa mère. Cependant, et de façon brutale, à la fin la comédie plonge dans l’incertitude quant au sort futur de la « Queen » of May devenue « King » avec toute la symbolique associée. Albert, émancipé d’un cocon maternel et d’une pression sociale étouffants, osera-t-il vivre sa propre sexualité, quelle qu’elle soit?
Michel Grialou
du vendredi 25 janvier au dimanche 3 février