Concert Grands Interprètes
Valery Gergiev et l’orchestre du Théâtre Mariinsky de Saint-
Pétersbourg,
Chostakovitch : symphonies 1 et 10
Concert pour violoncelle n° 2
Depuis qu’il dirige depuis 1988 son orchestre du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, Valery Gergiev a modelé une sonorité propre, mélange du côté russe des couleurs propres aux cordes et surtout aux cuivres avec leurs élans directs et fauves, avec les couleurs plus chaleureuses des bois issus de son expérience avec son autre orchestre le London Symphonic Orchestra.
Le résultat est unique, peaufiné dans les odyssées au long cours consacrées aux intégrales Mahler, Chostakovitch, Prokofiev… Cela forme une équipe soudée et le charisme de Gergiev fait le reste. C’est cet aboutissement que cet orchestre nous propose à l’occasion d’une vaste tournée passant par Vienne, Barcelone, Paris où se jouera l’intégrale Chostakovitch, et Toulouse dans un bienheureux crochet étant donné les rapports fidèles qui unissent ce chef et les Grands Interprètes.
Un concert transmis sur Mezzo nous avait permis de découvrir en gros plan le sens de l’interprétation des œuvres de Chostakovitch par un orchestre russe et un chef russe. La Quinzième symphonie si énigmatique en était sortie transfigurée.
Pour le concert de Toulouse Gergiev redonne la Première symphonie de jeunesse et la symphonie de la fin de la nuit stalinienne, l’immense symphonie 10, si chère à Herbert von Karajan, bouclant presque l’univers du début à la fin de ces symphonies, du moins de 1925 à 1953. L’autre versant avec les sommets de la 13éme (Baby Yar) et surtout la 14éme, sorte de berceuses de la mort, bascule dans un monde encore plus noir où l’oppression n’est plus uniquement politique, mais aussi celle du néant qui s’avance.
Ce qui frappe dans la direction de Gergiev, qui fut parfois inégal, est maintenant son énergie, sa concentration, la discipline qu’il impose à son orchestre, et surtout sa liberté créatrice dans sa vision de Chostakovitch. Il dirige mains nues la Dixième, et avec un cure-dent comme baguette dans la Première et le concerto. Yeux parfois clos, le plus souvent dardés sur les musiciens, il ne marque pas seulement la mesure mais la musique, qu’il pétrit aussi bien dans les déchirements tonitruants, que dans les abattements profonds de la musique de Chostakovitch. Pour Gergiev, Chostakovitch est plus qu’un compositeur russe, même très lié à Saint-Pétersbourg, mais un témoin des tragédies de son temps qui ont
bien failli l’emporter lui-même.
Sa musique doit donc être restituée quasi charnellement, ce qu’il fait admirablement. Comme un rossignol au cœur gelé, Chostakovitch aura parlé en musique sur son temps, parfois de façon allusive, entre tragique et dérision, de façon bipolaire entre exaltation et dépression.
Certes curieusement Gergiev perçoit dans Chostakovitch une musique porteuse d’espoir. Cela semble paradoxal, car la bonne humeur forcée qui peut apparaître par exemple à la fin de la Dixième, paraît plus n’être que sarcasmes, mais pourquoi pas. Et que ce soit dans les longues plages de désespoir, presque étales, ou dans les hurlements furieux de l’orchestre, Gergiev maintient une tension envoûtante.
Il dit qu’il faut savoir rendre « les sons brutaux, presque inhumains, aussi bien que les éclairs de sensibilité tendre ». Son orchestre parfaitement idiomatique, ductile, est le son même de Chostakovitch, autant dans les allegros furieux( final du concerto pour violoncelle, final de la Dixième et de la Première) que dans les moments aux bornes du silence, et dans ces moments d’ironie glaçante comme des danses amères et funèbres: troisième mouvement de la Dixième, premier mouvement de la première, second mouvement du concerto pour violoncelle.
Le programme de ce soir nous amenait depuis un compositeur de moins de vingt ans jusqu’à un survivant du stalinisme à 47 ans, étonné d’être encore en vie.
Ceux qui sont nés dans ces années obscures ne se rappellent plus de leur chemin, et nous enfants des années terribles de la Russie, ne pouvons rien oublier. (Alexandre Blok.)
Ces remarques générales se retrouvent déjà dans la juvénile première symphonie commencée à 17 ans et d’une incroyable perfection formelle, et qui assurera la gloire immédiate de son auteur. Son mystérieux troisième mouvement préfigure bien des ombres à venir plus tard. Son final triomphal n’en est pas non plus dépourvu, et les étranges sonorités qui le conclue sont magiques.
Mais c’’est dans l’immense Dixième symphonie, que l’interprétation de Gergiev émouvante, tendue, atteint des sommets.
Cette symphonie composée directement après la mort de Staline en 1953, est tout imprégnée de l’ère stalinienne. Chostakovitch a d’ailleurs voulu faire dans le Scherzo, le second mouvement, un portrait du dictateur. Aussi sous ses aspects faussement traditionnels d’une symphonie en quatre mouvements se déroule une histoire et une stèle est édifiée, surtout dans l’ode funèbre du troisième mouvement, à toutes les victimes de la terreur. Elle est autobiographique et pour évoquer ce passage de la nuit vers la lumière, Chostakovitch utilise sans cesse son monogramme musical D-S-C-H comme thème récurrent. Oser exprimer ainsi son « Moi » en cette période était presque suicidaire. Il emploie aussi la citation au cor du Chant de la Terre de Mahler sur le chant « Sombre est la vie ». Gergiev sait obtenir des prodigieux moments de montée orchestrale brusque, et des sons ténus. Il sait rendre, en jouant souvent assez vite, le caractère véhément et désespéré de cette musique.
Tout au long du concert une extrême tension maintient l’auditeur en haleine.
Le second concerto pour violoncelle, si elle permet à un jeune violoncelliste de 18 ans, Edgar Moreau de se jeter dans l’arène, n’apporte pas les mêmes satisfactions. Car malgré sa belle sonorité il manque encore à ce soliste un côté dominateur et sauvage, nécessaire dans cette œuvre, qui a des moments râpeux, ici estompé dans un romantisme déplacé. Ce concerto, un peu méconnu, écrit en 1966 dans la grande maturité du compositeur, entre sa treizième symphonie et sa déchirante quatorzième symphonie, est une œuvre grave, grinçante souvent ainsi dans son scherzo sardonique. Il doit être interprété en se souvenant que la mort rôde et que la dérision est la seule défense, et le lyrisme est ici parfois malvenu.
L’œuvre s’éteint comme la dernière symphonie de Chostakovitch, également amère, dans une diminution, un effacement des sons. Tous ces aspects n’ont pas été rendus. Cela viendra plus tard pour ce soliste prometteur.
Pour terminer ce concert mémorable, car on peut douter de jamais entendre aussi belles interprétations des symphonies avant longtemps, Gergiev nous a fait le cadeau de jouer magnifiquement le prélude de Lohengrin, rappelant qu’il est aussi un grand wagnérien.
Gil Pressnitzer